Gibraltar-Madère. Ouaw.

Ouaw parce que ça y est, on passe à la vitesse supérieure. On a quitté le continent européen. Ouaw parce que cette traversée, c’était pour moi une expérience hors du commun. Ouaw parce qu’on a beau se triturer la tête pour trouver un titre qui fait bien, c’est le seul mot qui vient.

 

26 août 2021, 18h30 – Mouillage devant la marina de La Línea de la Concepción

Au mouillage face au rocher. Ce soir il est fier, illuminé. Demain matin, il aura disparu dans la brume. Peut-être ne sera-t-il même pas là pour nous dire aurevoir. Macajou et nous lui filerons sous le nez incognito, à l’anglaise.

Le plein de gasoil est fait, l’avitaillement aussi. Les amarres sont rangées. Bizarrement, ce soir, j’appréhende moins. L’effet mouillage? À l’ancre, je suis souvent plus détendue. On est déjà plus isolé, plus « en mer ». Un bon sas de décompression avant les cinq jours de traversée qui s’annoncent.

M’en vais faire un dernier plouf dans les eaux de l’Europe, tiens.

 

Plein de gasoil à Gibraltar (0,88€ le litre!)
Plein de gasoil à Gibraltar (0,88€ le litre!)

 

27 août 2021 – 1er jour de traversée

7h50, mouillage devant le rocher de Gibraltar – Macajou pointe le bout de son nez hors de la marina. Ils ont 10 minutes d’avance! Vite, lever l’ancre. Derrière le rocher le soleil, lui aussi, est en retard.

9h15, détroit de Gibraltar – Purée de pois. Avons sorti les pantalons et les doudounes sans manches. Suis de veille sur le pont, à l’avant. Le long de la côte espagnole, petits bateaux de pêche, à l’ancre, pas surpris le moins du monde de voir deux voiliers jumeaux de 15 mètres sortir de nulle part et leur foncer dessus. Une vedette de la SNSM locale veille au grain.

10h, pointe de Tarifa – Le soleil revient, timide. Macajou, avalé par le brouillard 300 mètres devant nous il y a une demi-heure, réapparaît sur notre bâbord. Je ne réalise pas encore vraiment que nous sommes partis pour cinq jours. Comme pour toute expérience inédite, peut-être ne le réaliserai-je que lorsque nous l’aurons fait.

15h30, sortis du détroit, au large du cap Spartel, Maroc – Le soleil s’est enfin imposé. L’océan est d’un bleu de dingue: profond, intense. Du bleu de la côte qui s’éloigne.

16h – Lire en naviguant à la voile. Pour la première fois du voyage, j’y parviens. Et je découvre le même plaisir qu’avec la musique: la mer, le silence, subliment les mots comme ils subliment les notes. Aucun son pour parasiter le récit, juste le bruit des vagues qui apaise et met le cerveau dans une disposition parfaite pour recevoir l’empreinte du texte. Je lis « Marcher à Kerguelen » de François Garde. Quatre hommes qui cheminent à travers un paysage vierge de toute trace humaine, désert, sauvage, que l’on devine hostile à ses heures. Je lis lentement, en levant les yeux vers la mer entre chaque paragraphe. L’écho du récit dans l’onde des vagues est saisissant.

17h30 – Conscience de vivre un instant exceptionnel. État d’esprit bien différent de celui du départ pour le Golfe de Gascogne, il y a trois mois. Là-bas, nous naviguions dans une courbure de côte, une baie immense. Ici, nous traversons. Au sens propre. Nous quittons le continent pour un caillou sur l’océan. Le sentiment de départ, de liberté, d’isolement, de vide aussi, est décuplé. Impression de parenthèse, de pause. Déconnexion.

 

28 août 2021 – 2ème jour de traversée

3h10 – Christophe vient d’aller se coucher. Jusqu’ici, il n’a dormi qu’une petite heure. Le vent est étrange, cette nuit : il monte, il descend, il change constamment. Rafales jusqu’à 25 nœuds. Nous sommes au près. Avons successivement pris deux ris dans la grand-voile et réenroulé un bout de génois. Le bateau force moins – j’arrive, à présent, à le sentir. Ses mouvements ne sont pas les mêmes, ses bruits non plus.

Pour l’occasion, je m’invente un concept: la « nuit qui-vive ». Nuit pendant laquelle il m’est impossible de me caler simplement dans le cockpit avec un casque sur les oreilles (par opposition, donc, aux « nuits musicales »). Cette nuit, je dois rester attentive aux sons du vent, des vagues, de Jade. Yeux rivés sur l’anémomètre et sur le génois, qui risque de passer de l’autre côté sans prévenir. Pas de musique, donc, ce soir. Et puis… ceux qui me connaissent le savent: je ne sais pas faire deux choses en même temps.

« Nuit qui-vive », donc. Je repense à une phrase de David, le capitaine de Trango, qui disait qu’il aimait naviguer la nuit pour pouvoir écouter son bateau, faire un avec lui. Essayer ça. Me concentrer.

4h – François Garde, dans le livre que je suis en train de lire, raconte comment il prend ses notes de voyage dans un petit carnet noir le soir après la marche, recru de fatigue, les doigts gelés. Sans chercher à me comparer, moi mon souci avec mon carnet rouge, c’est plutôt le mal de mer. Mais ici aussi, les choses changent. Nous naviguons avec plus de 20 nœuds de vent de nuit, j’écris à la lumière rouge de la lampe frontale, et je ne suis pas malade.

10h – Ce matin au réveil, j’ai quand même nourri les poissons. Pas beaucoup, mais quand même. Au réveil, comme une fleur.

C’est tout de même dur, une nuit en mer. Physiquement, mentalement. On saucissonne son sommeil, on a froid, on a la nausée. Par une nuit nuageuse comme la nuit dernière on ne voit rien, et les vagues et le moindre coup d’accélérateur du vent prennent des proportions énormes.

Pourquoi s’infliger tout ça? Alors qu’un vol Lisbonne-Funchal ne prend que deux heures? Ce cheminement par la mer doit apporter quelque chose, une chose que je commence à peine à sentir. Une chose que certainement, je toucherai du doigt lorsque se dessineront, au loin, les sommets de Madère. En attendant… la vache, faut s’accrocher.

 

29 août 2021 – 3ème jour de traversée

00h50 – J’ai vu les étoiles du plancton briller dans mon sillage. Et la voie lactée veiner le ciel.

1h30 – La nuit, en mer, il faut aussi savoir regarder derrière soi. Alors que je revenais de faire chauffer ma tisane à l’intérieur, me suis retrouvée nez-à-nez avec une demi-lune blonde, énorme, penchée juste au-dessus de la ligne d’horizon. Un œil de loup qui nous guette à travers les nuages noirs.

13h – Ça y est. À partir de maintenant, je n’ai jamais navigué aussi longtemps. Les 53 heures du Golfe de Gascogne sont dépassées. À partir de maintenant, je plonge dans l’inconnu.

18h15 – Il y a trois mois à 18h, nous quittions La Rochelle.

 

 

30 août 2021 – 4ème jour de traversée

1h40 – Cette fois, « nuit musicale ». Au moteur malheureusement, mais quand même. Musique et images de la mer la nuit se superposent. Je me retourne. Dans un crescendo de trompette d’Ibrahim Maalouf, les nuages se déchirent. L’œil du loup est là. Envie de pleurer.

2h15 – Avec ce voyage, encore plus en traversée, je sens que quelque chose, en moi, se décroche. Abandonne la lutte. Contre quoi? Je n’écris jamais autant que pendant les nuits en mer. En me relisant, je me trouverai soit poétique, soit complètement fumeuse. Je retranscrirai, quoi qu’il en soit. L’état d’esprit du moment. C’est cela que je partage.

 

31 août 2021 – Dernier jour de traversée

00h10 – La nuit est chaude. On cherche de l’air. Nuit brumeuse, aussi. L’horizon passe directement, sans transition, de la mer aux étoiles. Au loin, le halo d’un cargo troue à peine le gris environnant. Pas d’œil de loup, ce soir. Jade est un vaisseau-fantôme.

06h40 – Se lever pour le deuxième quart est toujours plus difficile que pour le premier. Et de jour et jour, un peu plus dur… Je m’ajoute des quarts d’heure de sommeil, et même des demi-heures -comme ce matin – sans le vouloir. Christophe me laisse dormir. Depuis le début, nous fonctionnons sans réveil, ni l’un ni l’autre, et ça marche. Toutes des trois heures environ, celui qui doit se réveiller se réveille. Et évite à l’autre la désagréable obligation d’aller le secouer dans la couchette de quart. Moi qui, de ma vie, n’avais jamais pu me passer d’un réveil ou d’une voix amie pour me lever à l’heure, à bord de Jade, je suis (presque) réglée comme une horloge. L’aube du dernier jour de traversée commence à poindre.

10h30 – Christophe me réveille, nous sommes à 35 milles de l’arrivée. « Petit Bouchon, viens voir. On voit une île ». Quel effet!

11h15 – On le lit dans les livres, on le voit dans les films. Mais contempler une montagne bleue qui se dessine au milieu de la mer, ça fait tout drôle! Les cinq jours de navigation produisent leur effet. Peut-être une partie de la réponse à « pourquoi endure-t-on tout cela: le mal de mer, le sommeil haché en tranches? » Quand on les touche enfin, les îles sont plus belles. De les avoir méritées.

13h45 – Étrange. À la fois hâte d’arriver et envie que ce moment s’étire à l’infini. Celui des pics de Porto Santo, bleus, coiffés de nuages, qui grandissent imperceptiblement dans le champ de vision. Sentiment d’arriver au bout du monde – déjà?

Une fois ancrés, il ne faudra pas que j’oublie l’état d’esprit dans lequel m’a mise cette traversée. Un décrochage, un grandissement. Et la conscience aigüe de l’amour que j’ai pour mon capitaine.

 

Arrivés à la petite marina de Porto Santo, au Nord de Madère, après 4 jours et 9 heures de navigation!
Arrivés à la petite marina de Porto Santo, au Nord de Madère, après 4 jours et 9 heures de navigation!

 

 

5 Comments

  1. Poétique pour sur Estelle !!! je suis très heureuse pour toi de l’expérience vécue pendant cette traversée… Je suis un peu jalouse aussi que vous soyez déjà à Madère 😉 !!! Gros bisous à toi et à ton capitaine, sans oublier Jade

  2. Conquis, c’est nous.
    Poignant, c’est ton récit.
    Tu nous a transmis le ressenti physique d’éprouver à tes côtés ces sensations puissantes quelque peu familières.
    Mais toi, ça y est, tu es dans la cour des grands.
    Continues à t’imprégner, goulûment.
    Bizz

  3. Merci Edith, merci Roger! Comme à chaque fois, vos commentaires vont droit au cœur… On vous embrasse.

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