Sur Trango, on teste la mer en famille
Excepté le capitaine, ils ne connaissent pas la mer. Leur projet : naviguer d’Arcachon à la Méditerranée pendant quatre mois à bord de Trango, leur voilier de 11 mètres. Tous les jours David, Esther, Agathe et Clémence prouvent que « l’aventure en famille », c’est possible.
16 août. Trango est un point blanc dans la nuit. À quelques mètres devant nous, la cardinale ouest de sortie de la baie de Cadix nous envoie ses neufs scintillements blancs réglementaires. Point VHF avec David : on passe la bouée puis cap au 165, nous nous calerons sur sa vitesse. Objectif du jour : Gibraltar.
Il est cinq heures du matin. À bord de l’Oceanis 380, j’imagine le silence. David, papa et capitaine, a les yeux rivés sur la carte marine. Esther, maman et mousse de choc, laisse divaguer ses pensées vers cette nouvelle navigation qui s’ouvre, et qui la tourmente. Agathe la grande sœur, 8 ans et demi, s’est levée en même temps que ses parents mais s’est déjà écroulée sur un banc du cockpit. Seules ses boucles châtain dépassent de la couverture, en pagaille. Quant à Clémence, bientôt 7 ans, le départ du port de l’a pas fait frémir. Sur le lit de la cabine avant, sa tête de poupée repose encore lourdement sur l’oreiller.
Si nous partons ensemble aujourd’hui, c’est la faute aux orques. Ces derniers temps, elles affectionnent particulièrement les safrans des petits voiliers en polyester. Trango est dans la cible. Jade, avec ses 15 millimètres d’épaisseur en aluminium, moins. Le deal a été passé en une soirée : nous naviguerons de concert et en cas extrême, convertirons notre Sainte-Marthe 46 en remorqueur de fortune.
Mais si nous partons ensemble aujourd’hui, c’est aussi pour une raison bien plus simple. C’est que nous nous apprécions.
David, Esther, Agathe et Clémence, dans le jargon jadien, c’est « la p’tite famille de Ribadeo ». Nous les avons rencontrés dès la première escale de notre voyage, en Galice, au sortir de la traversée du Golfe de Gascogne. Jade avait quitté La Rochelle trois jours plus tôt, et Trango, le bassin d’Arcachon. À son bord à ce moment-là ne naviguait que David, épaulé par son ami Pierre. Pas le courage de faire subir d’emblée cette longue traversée aux filles. Elles sont donc arrivées comme des fleurs sur le ponton de la marina de Ribadeo dans les premiers jours de juin, toutes sautillantes, toutes blondes. À bord de Jade on a entendu des rires, on a tendu l’oreille. Pour tout ce beau monde, le bateau, c’était une première.
Quatre mois c’est court, et puis c’est long
Ils ont quatre mois devant eux. David, pompier professionnel en Gironde, a pris une disponibilité. Esther, directrice d’une structure d’aide à la réinsertion professionnelle, compte sur son adjoint pour faire tourner la boutique en son absence – tout en lisant ses mails de temps en temps, on ne se refait pas. Les filles, elles, ont raté le dernier mois de l’année scolaire et sauteront la rentrée. En attendant, ce qu’elles apprennent, c’est le voyage. « C’est fou comme maintenant, lorsqu’on arrive dans une nouvelle ville, elles se repèrent vite. En même pas un jour, elle savent ce qu’il y a dans un rayon d’un kilomètre autour du bateau » , se félicite David. Clémence court dans sa cabine et me rapporte le livre de mots en espagnol qui ne les quitte pas depuis le début du périple. « Tu sais dire « aubergine », toi ? ». Je la dévisage en silence. Eh bien non. Je ne sais pas dire « aubergine ». Clémence, elle sait.
Quatre mois c’est court, et puis c‘est long. Il y a des hauts et des bas. Les navigations sont parfois difficiles pour les petites. « Un jour, elles sont venues me voir avec un papier sur lequel elles avaient écrit qu’elles en avaient marre du bateau, m’avoue Esther. J’en avais les larmes aux yeux. Et puis le lendemain, il y avait une famille française sur le même ponton que nous, avec deux petites filles. Elles ne m’en ont plus jamais reparlé ». La petite famille a adapté sa façon de voyager : des escales plus longues, pour se donner le temps de se remettre des navigations éprouvantes. « Avant, avec les copains, je n’avais aucun souci à naviguer des heures, m’explique David. La navigation, en soi, était un moment magique – parfois compliqué, mais magique. Là, ça n’a rien à voir. Les filles voient la navigation comme un moyen de se rendre d’un point A à un point B. Je vérifie la météo quinze fois, on planifie des escales où l’on peut visiter, aller à la plage… Sur Trango, je ne suis pas capitaine. Je suis papa-capitaine. »
« On voulait se sentir être une équipe, une unité »
Au départ de Ribadeo, début juin, nous ne pensions pas recroiser la petite famille: leur objectif était la Méditerranée, ils ont vite pris de l’avance sur la balade pépère de Jade en Galice. Mais à Cascais, juste avant Lisbonne, nous les avons retrouvés. Puis à Portimao, en Algarve, où ils ont dû attendre une grosse semaine de pouvoir remplacer leur guindeau. Puis de nouveau à Cadix. À chaque fois, les fillettes repéraient la coque rouge dès leur arrivée dans la place : « c’est Jade, c’est Jade, on y va ! ». Les parents suivaient en s’excusant du dérangement. Mais à bord de Jade, on ne s’excuse pas. On monte, on prend le verre qu’on nous tend et on papote.
À chaque nouvelle rencontre autour d’une bière, d’un café, d’une ratatouille ou d’un couscous, à bord de l’un ou l‘autre bateau, nos voix et nos rires sont montés un peu plus haut dans les airs. Nous nous sommes attendris devant les cadeaux apportés au petit matin par les petites – un sachet de thé, un pot de marmelade maison. Nous nous sommes esclaffés devant les mimes d’Esther, qui découvre la voile tout autant que moi et nous rejouait, debout au milieu du cockpit, son passage du cap Saint-Vincent par 40 nœuds : « et c’est là que David me dit « ouvre le piano, ouvre le piano ! » « Mais on n’a pas de piano à bord David, sois plus clair !' » » La voix plus grave elle raconte pourquoi, alors qu’elle ne savait pas naviguer, elle a accepté d’acheter ce bateau fin 2019 et de tenter l’expérience : « on voulait casser la routine, se sentir être une équipe tous les quatre, une unité. Et puis je me suis dit : la personne que tu aimes va t’apprendre quelque chose. Et ça c’est chouette. » David pose un regard infiniment doux sur sa femme : « et tu progresses tous les jours, même si tu ne veux pas t’en rendre compte. » C’est étrange, il me semble avoir déjà entendu ça quelque part…
Le plus grand apprentissage du voyage: lâcher prise
Après Gibraltar, la p’tite famille de Ribadeo continuera vers la Méditerranée. Leur objectif au départ était d’atteindre la Grèce. « Ce sera le plus grand apprentissage du voyage, me dit Esther : on ne fait pas ce qui était prévu et on s’en moque. On découvre, on profite, on a des surprises, on fait des rencontres. On apprend à lâcher prise. J’aimerais garder cet état d’esprit au retour. » En octobre, ils laisseront leur voilier dans les environs Valence et tireront le bilan de leur expérience. L’année prochaine, par la mer ou par les terres, quoi qu’il en soit, ils repartiront.
Le lâcher-prise, ça s’apprend. En vivant sur un voilier, on est à bonne école. ©sauterellesdesmers
Il est l’heure de se dire aurevoir. Agathe et Clémence s’avancent vers moi et me demandent de tendre les mains. Dedans, elles déposent un pot de confiture rempli de petits bouts de papier pliés en deux, ou en quatre. Sur le couvercle : « confiture de mots doux pour les moments difficiles ». La gorge nouée, je leur demande s’il est possible d’en lire quelques-uns aussi dans les moments faciles… « Oui oui, vous avez le droit. Même ce soir, si vous voulez, vous pouvez en piocher un chacun ».
Le soir venu, Christophe et moi mettons la main dans le pot de confiture. Sur le papier du capitaine : « vous sentez la fraise ». Sur le mien : « vous êtes gentils et beaux ». On se regarde, un sourire immense aux lèvres. Que dit-on, déjà, sur la vérité et la bouche des enfants ?
Voys avez la patate… Ca je le savais mais que vous sentiez la fraise, non !
C’est beau de sentir la fraise…
Gros Bisous.
Haha, tout à fait d’accord, Sylvainoute… Sentir la fraise, c’est la grande classe!!!
Super article, c’est comme si on vous retrouvait tous, après la plage, autour de pâtes à la tomates… 😉
Tiens nous au courant des autres petits mots qui sentent bon !
C’est vrai que c’était une bien chouette soirée! Dans un autre petit mot qu’on a lu plus tard, on sentait la rose… c’est pas mal non plus! Bises, Djonkille.
Beau récit d’une belle et touchante rencontre, ! Le voyage inspire de belle rencontre et je retiens cette belle idée de « lacher prise »
Gros bisous à vous 2
Merci France! Une belle idée, « lâcher prise », mais pas si évident à mettre en œuvre, en fait! Il faut laisser tomber un état d’esprit et des réflexes appris depuis tout petit: on nous a tellement dit qu’il fallait essayer de tout contrôler tout le temps, d’être le plus performant possible… Or sur un bateau, ça ne se passe pas comme ça!
Plein de bises à toute la famille.
Mais que tout ça sonne juste ! Encore plus juste qu’un piano sur le pont d’un bateau.
Je souhaite une belle balade à Jade et son équipage à défaut de n’avoir pu le faire à Ribadeo ou à Cadix.
Merci Pierre! On a entendu dire que la guitare dans le cockpit, ça sonnait bien aussi… 😉 Bon vent à vous!
quel joli récit d’une bien belle rencontre… le pot de confiture des mots doux est une idée que je vais reprendre s’il n’y a pas de copyright 😉 !! j’adore… nous vous savons en nav en direction de Madère et d’autres belles découvertes, en quelque sorte aussi belles que vous certainement parce que l’océan c’est aussi ça 😉 !! à très bientôt sous d’autres cieux et vers d’autres rivages. Des bisouxx en masse