Gibraltar: la tête dans la brume, les mains dans le gasoil

Gibraltar, ce devait être une simple étape. Un fish and chips, un salut au rocher, un plein de gasoil… et hop, en route pour notre première grande traversée! C’était sans compter qu’en bateau, tout change. Tout le temps.

 

15 août 2021, 23h55 – Marina de Cadix

Ce soir, je ne dors pas. Demain, nous partons pour Gibraltar. Deux choses tournent en boucle dans ma tête…

D’abord, les orques. Les cas d’attaques contre des bateaux entre Cadix et Gibraltar se multiplient ces derniers temps. À priori Jade, avec sa coque en Strongall, ne craint pas grand-chose. Mais j’imagine. L’encerclement du bateau par une dizaine de cétacés, dont les plus gros peuvent faire jusqu’à 10 mètres (les deux-tiers du bateau). Leurs coups de tête répétés dans la coque, des bruits inconnus dans les fonds. Puis des bouts de safran entraperçus dans leur gueule…  Et si jamais c’est Trango, le voilier-ami avec lequel nous naviguerons demain, qu’elles prennent en chasse?

Deuxièmement, le départ pour Madère. Nous avions prévu, après Gibraltar, de revenir un peu en arrière vers le Portugal et de ne traverser que début septembre. Les orques changent la donne. Ce soir, en douce, le capitaine commençait à regarder les conditions météo au départ de Gibraltar pour la fin de la semaine prochaine… La semaine prochaine! Mais c’est demain! Cinq jours de navigation. Laisser le continent européen derrière nous. Partir pour l’aventure, la vraie. Je ne suis pas prête.

 

16 août 2021, 22h – Marina Puerto Chico, La Línea de la Concepción

Aujourd’hui, Jade a découvert la navigation en flotille. Quelle belle sensation d’être escorté par un bateau-ami! Un appel VHF de temps à autre: « on met dix degrés à l’ouest », « vous avez vu les dauphins? » Des dizaines de photos mutuellement prises dans le détroit de Gibraltar, l’Europe derrière Jade, l’Afrique derrière Trango. Et quelle arrivée! La petite famille de Macajou, le sister-ship de Jade, nous a réservé les deux dernières places restantes à la petite marina de La Linea de la Concepción. Parents et enfants sur le pont pour nous aider à amarrer. Tout le monde invité à bord de Macajou pour le dîner. Ya pas à dire: être accueillis, ça réchauffe.

 

Pour la première fois EVER, les deux seuls Ste Marthe 46 IN THE WORLD de chez Meta Yachts sont amarrés l'un derrière l'autre! Macajou vient de Port Leucate, Jade de La Rochelle, et c'est Gibraltar, tout naturellement, qui les a réunis...
Pour la première fois EVER, les deux seuls Ste Marthe 46 IN THE WORLD de chez Meta Yachts sont amarrés l’un derrière l’autre! Macajou vient de Port Leucate, Jade de La Rochelle, et c’est Gibraltar, tout naturellement, qui les a réunis…

 

19 août 2021, 20h – Marina Puerto Chico, La Línea de la Concepción

Tous les matins à Gibraltar, le rocher disparaît dans la brume. Comme s’il n’avait jamais existé. Au loin dans cette purée de pois, les sirènes des bateaux signalent leur présence dans la baie.

Ce matin, nous sommes partis à onze: l’équipage de Macajou, celui de Trango, et nous. Sus à l’Anglais! Dès le contrôle des passeports, accueillis par une cabine téléphonique rouge et une avenue Winston Churchill. Au cas où on n’aurait pas compris. Avant d’entrer dans la ville, arrêtés par une barrière, on croit à un banal passage à niveau mais non. Ici ce sont des avions qui traversent la route. Au sol, une herse métallique garantit que ni homme ni véhicule ne se risque sans autorisation. La Royal Air Force veille.

Une fois rendus en haut du rocher, les enfants ne savent plus où donner de la tête: télécabine, singes, grottes, canons de la dernière guerre, pont suspendu. Ils courent devant, les parents suivent derrière en devisant. Je réalise que pour la première fois de ma vie, je voyage en troupe. J’ai voyagé en famille, en couple, entre amis. Jamais encore une tribu ne m’avait adoptée. Je les regarde et mes yeux piquent. C’est Jade qui a permis cela.

 

 

20 août 2021 – Marina Puerto Chico, La Línea de la Concepción

11h30 – Venons tout juste de larguer les amarres de Trango, qui continue vers l’Est et la Méditerranée. Une page se tourne.

19h45 – Hier soir à la même heure, nous envisagions de partir demain pour Madère. Mais ce soir… le moteur ne démarre plus. Christophe a nettoyé les filtres du décanteur à gasoil, puis plus rien. La tuile. Pour recevoir un décanteur neuf, il faut attendre au moins cinq jours. S’il s’agit de bactéries dans le réservoir, c’est encore une autre histoire:  pomper, nettoyer, tout traiter… une bonne semaine, à supposer que nous trouvions les services adéquats sur place. Dans tous les cas, la fenêtre météo pour Madère nous passe sous le nez.

Je me préparais à devoir passer cinq jours en mer, ce seront cinq jours de marina, de bricolage. J’apprends. La souplesse, l’adaptabilité. Dans cette vie, elles doivent être extrêmes.

 

21 août 2021, 23h30 – Marina Puerto Chico, La Línea de la Concepción

Ce matin, virée au Mercado de la Concepción. Dehors, pacotille sur des étales colorés, dedans, jambons luisants suspendus au plafond. Acheté un bouquet de fleurs pour Laetitia, de Macajou, car c’est son anniversaire. Cadeau empoisonné: comme tous les voiliers, comme nous, ils n’ont pas de vase à bord! Ce soir, avons fêté cela ensemble dans le meilleur bar à tapas de La Linea. Placettes illuminées de loupiottes en chapiteau. Ruelles emplies de jeunes, de vieux. Échos d’un match de foot suivi par tous avec la même ferveur. Tout le monde dehors, cris d’enfants, rires. Bruits d’Espagne.

Je me fais progressivement à l’idée de passer une semaine ici. M’imprégner de ce lieu. Les petits pontons brinquebalants de la marina la moins chère depuis le début du voyage (20 euros la nuit). Les trois oies qui nous accueillent à l’entrée, deux blanches une brune, qui cancanent certainement avec l’accent anglais du caillou d’à côté, en mode Aristochats.  Le camion de glaces qui balance sa petite musique tous les après-midis devant la plage bondée, de 16 heures à 18 heures. Dès le premier jour, son refrain m’est rentré dans la tête.

 

22 août 2021, 18h10 – Marina Puerto Chico, La Línea de la Concepción

Christophe a de nouveau passé l’après-midi dans la soute moteur. Il a tout démonté, rien n’était encrassé. Ce soir, le moteur démarre mais ne monte pas en puissance.

Je découvre un nouveau rythme. Le rythme « réparations ». Le capitaine passe la moitié de la journée sous le plancher, le carré de Jade est un champ de mines. Je ne suis utile que pour les essais de démarrage, quand il faut tourner la clé. Sinon… Suis passée donner un coup de main pour les cours de français à bord de Macajou. Clarisse se débat avec les « se » et les « ce ». Son cours, truffé de ces mots compliqués qu’affectionnent les grammairiens, ne l’aide absolument pas à comprendre. « Locution prépositive ». J’avais oublié.

 

25 août 2021 – Marina Puerto Chico, La Línea de la Concepción

15h40 – Le moteur démarre, et accélère! Christophe a identifié le souci hier en faisant tourner le moteur sur notre « système de secours »: un bidon de 20 litres de gasoil, deux tuyaux et une pompe. Aujourd’hui, l’atelier Volvo du coin nous a dépanné (moyennant 50 euros) de la pièce défectueuse du décanteur à gasoil.

Bon. On fait quoi maintenant?

 

 

18h – Regardé la météo. La seule journée sans vent contraire pour sortir du détroit, c’est dans deux jours. Cela nous laisse la journée de demain pour nous préparer. C’est soit ça, soit laisser passer au moins une semaine. Tout change. Tout le temps.

23h50 – Ce soir encore, je ne dors pas. J’appréhende. De quoi ai-je peur, exactement? Du bateau? J’ai confiance en Jade, en son capitaine. De la mer? Du vent? D’après les fichiers météo, nous avons plus à craindre la pétole que la tempête. Alors, quoi? Je crois que j’ai peur de moi. De moi sur ce bateau, sur cette mer, dans ce vent. Peur du mal de mer. De m’endormir pendant mes quarts. De n’être d’aucune aide en cas de situation critique. Peur de ne pas être à la hauteur.

Si l’on demandait à des gens, dans la rue, « partiriez-vous après-demain pour Madère en bateau pendant cinq jours? », que répondrait la majorité d’entre eux? Sauteraient-il sur l’occasion? Préfèreraient-ils passer leur tour?

 

26 août 2021, 8 heures – Marina Puerto Chico, La Línea de la Concepción

Le capitaine a rendu son verdict. Il y a une fenêtre demain pour sortir du détroit de Gibraltar, ça n’est pas si courant. On la prend.

 

14 Comments

  1. Moi je répondrais « OUI! » sans hésiter à la question !!
    surtout sur JADE !
    et en plus avec Christophe !

    Bons vents !
    bises de Cognac

  2. Haha, merci Daniel! De toute évidence, c’est aussi la réponse que je ferais… 😉 Bises!

  3. Hé oui Estellou, la peur de soi-même c’est vrai qu’elle est souvent présente mais on a toute notre vie pour la dompter et la maîtriser ! Et tu as devant toi une superbe étape de domptage !!
    Je te connais, tu as pleins de doutes mais tu y arrives toujours aussi lâche-prise et en avant toute!!
    Je fais de gros gros bisous ainsi qu’au capitaine!
    Sylvainoute.
    ???

  4. Merci Sylvainoute! Je me souviendrai de tes mots sages si le moral des troupes baisse un peu… Bisous!!!

  5. J’ai bien aimé la manœuvre de Christophe á l’arrivée á Gibraltar. Pas particulièrement délicate, mais quand même tout en douceur!

    Bravo pot le la réparation sur le décanteur de gasoil. C’est mieux que ce type d’avarie se produise quand on est a quai’

    Bon vent vers Funchal!

    Thierry

  6. Merci Thierry. Ce soir nous sommes au mouillage dans la baie, juste devant le rocher. Le plein de gasoil est fait, l’avitaillement aussi. Départ demain à la 1ère heure… Bises à toute la famille!

  7. Bonjour
    Nous venons de regarder la webcam du port de plaisance de Gibraltar, pas de Jade à l’horizon…. Peu être vous naviguez déjà dans le détroit en direction de Madère avec les dauphins, continuez de faire de belles rencontres, et à bientôt sur le blog.
    Sur la webcam nous pensons apercevoir le Macajou ?
    Philippe et Claire les Biarrots

  8. Bon petit vent donc pour cette première et surtout toute petite houle arrière .
    5 jours c’est long! Le plus difficile c’est toujours de se décider à partir. C est fait! Le premier jour est long surtout la nuit. Le deuxième on somnole tout le temps. Il faut se reposer pour passer la 2ème nuit qui finalement se passe facilement. Le 3ème jour est agréable on a pris le rythme et de nouvelles habitudes. Les jours suivants deviennent très agréables au point de ne plus les compter si la météo est sûre, c’est le cas.
    Bonne nav.
    PS: nous quittons Madère le 9 pour rentrer en France.

  9. Oups ! les vraies amarres sont larguées. Estelle, tu es dans le vrai, bien à ta place, et mieux que tu ne le crois, justement parce que tu t’es posé cette foultitude de questions avec ta pertinence habituelle.

    Regardes bien. Edith et moi sommes partout autour de toi pour t’épauler (et te surveiller….).
    Entre les orques et Jade, à mi-chemin de Trango qui part , et de Macajou qui reste (quelle belle brochette vous faites sur cette photo magnifique ! !). Ils ont l’air fichtrement chaleureux et cela a dû être dur de vous quitter.
    Mais je suis ravi de reprendre le fil aujourd’hui, au moment-même où vous plongez vers « notre » Maroc. J’y vois un signe positif supplémentaire.
    A bientôt sur mail plus perso.
    Bon vent, les impétueux……
    Roger

  10. Quelle belle image, ces deux sister ships côte à côte !
    Bravo au mécano, c’est toujours aussi impressionnant pour moi de voir des as de la mécanique. Respect.
    Étonnant montage photos et bruits associés, comme un extrait des shadocks ! A refaire.
    Et bon vent ma fille, comme le dit si bien Sylvaine, tes doutes ont toujours été dépassés par ta vaillance ! Et le capitaine assure.
    Faîtes nous signe à votre arrivée Madere.

  11. Super Est-elle, n’oublie pas que tu reviens de loin et qu’à l’étape où tu es tu es déjà une belle navigatrice !
    Merci pour tes beaux récits
    Bises à vous deux et bravo au capitaine pour la reparation

  12. Comme j aime te lire. Je vis ou revis chacun de tes recits. Merci 🙂
    Plein de bises à vous 2. Vous nous manquez à tous les 4.

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