Quand la Martinique vous tape dans l’œil…

Fin janvier. On profite de la venue prochaine de nos premiers invités de l’année pour faire le plein de plongées dans le Sud de l’île, que nous pensons quitter en leur compagnie… Et puis paf. Le capitaine se décolle la rétine. Urgences, opération, immobilisation. Quand la santé s’invite dans le voyage…

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Surpris par un souci de santé dans le Sud de la Martinique: ces derniers temps, on a peu bougé… (utiliser la molette de la souris pour zoomer ou dézoomer sur la carte).

22 janvier 2022, 19h30 – Corps-mort à la marina du Marin

Hier, invités chez Jean-Luc et Vanessa pour un atelier-forge. L’artiste sculpteur-ferrailleur, vieil ami de Christophe, n’envisage pas que nous quittions la Martinique sans notre couteau fait main. Pour la première fois de notre vie, nous aplatissons un bout de fer orange au marteau sur une enclume. Les deux apprentis enfournent à tour de rôle leur bout de métal dans la forge à gaz avant de le battre, sous l’œil expert du maitre. « À la prochaine fournée, travaille plutôt la pointe, de ce côté ». Nous nous exécutons, en nage. Le coude et le poignet tirent un peu.

Nous travaillons ensuite nos œuvres à la meuleuse et à la disqueuse. Première fois que je tiens ce genre d’engin dans la main. Puis trempage des couteaux finalisés dans l’eau… et le mien casse! Jean-Luc nous invite d’emblée à une autre session. Je finaliserai une petite vidéo à cette occasion.

23 janvier 2022, 15h30 – Corps-mort à la marina du Marin

Ce matin, plongée dans la baie de Sainte-Anne. En discutant avec le moniteur de notre prochaine excursion en mer (le légendaire rocher du Diamant et sa faille sous-marine) et des épaves de Saint Pierre, dans le Nord, nous décidons de me faire passer la certification de plongeur encadré à 40 mètres (PE 40). La semaine prochaine, donc, avant que mon père n’arrive, nous avons trois jours pour me faire faire trois plongées et valider un niveau. Semaine thématique, en quelque sorte. Ça va être sport.

26 janvier 2022, 20h45 – Corps-mort à la marina du Marin

Ce matin, plongée au Diamant. Lever à 5h, 45 minutes de bateau pour nous retrouver au pied du Rocher. Difficile d’imaginer qu’il accueillit, au début du XIXème, une batterie de 200 soldats anglais. Aujourd’hui, les maitres de lieux sont les paille-en-queue, des oiseaux éternellement liés, pour moi, à l’immensité de l’océan: c’est l’un des leurs que nous avions croisé à 500 milles de toute côte, il y a quelques semaines, en plein milieu de l’Atlantique.

Pour la première fois, nagé dans des canyons, des failles sous-marines. Jusqu’à présent je n’avais perçu que la faune et la flore, comme intérêts à une plongée. Appris aujourd’hui que les reliefs sous-marins peuvent être sublimes. Demain matin, avant que mon père et sa compagne n’atterrissent à Fort-de-France, dernière plongée de ma formation, sur une épave, à 40 mètres de profondeur. Pour moi, encore une première.

Rocher du Diamant, épave du Nahoon… Cette semaine-là, on a plongé, plongé et replongé!

28 janvier 2022 – Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Fort-de-France

13h30 – Activité non prévue: abandon de nos invités sur le ponton de Sainte-Anne et départ en urgence pour l’hôpital de Fort-de-France. Depuis hier soir, Christophe voit un croissant noir en bas de son champ de vision, à l’œil droit. Après vérification sur internet, c’est l’un des symptômes possibles d’un décollement de la rétine. Recommandation : urgences ophtalmiques, au risque de perdre la vision.

Je suis assise depuis 2h30 sur un siège de la cour de l’hôpital. Christophe attend sa consultation, quelque part dans le bâtiment.  Je tue le temps comme je peux avec mon bouquin, mon téléphone, et les cafés du distributeur voisin. Je suis inquiète. Une plongée, notamment à 40 mètres, peut-elle avoir ce type de conséquences?

17h10 – Il s’agit bien d’un décollement de rétine. Christophe est hospitalisé pour la nuit, il devrait être opéré ce soir – « si le bloc est libre », a précisé le médecin. A priori, notre dernière plongée n’y est pas pour rien: les changements de pression peuvent provoquer ce genre de choses. Mais il devait y avoir une fragilité à la base.

J’attends le taxi depuis 20 minutes, qui devrait arriver « dans moins de 40 minutes ». Je pense à mon homme seul là-haut dans sa chambre, qui a pris sa douche à la bétadine, revêtu sa blouse bleue ouverte dans le dos, coiffé sa charlotte transparente, mis ses sur-chaussures en plastique, et qui attend. D’après le médecin que nous avons vu, c’est une opération courante, mais pas bénigne. Il n’y verra pas d’un œil pendant un mois et demi, à cause d’un gaz qu’il mettront dedans. Il se peut qu’il ne recouvre pas complètement sa vue d’avant…

De mon côté, ce soir, il faut juste que je sois à la hauteur de ce qui m’est demandé – comme Christophe sera, je le sais, à la hauteur de ce qui l’attend: m’occuper de nos invités (et dans un premier temps, retrouver notre bateau de nuit, en annexe, au milieu du mouillage de Sainte-Anne où nous avons ancré ce matin-même), venir récupérer Christophe demain. Je sais la chance que nous avons que cette mésaventure nous tombe dessus ici, en France: la qualité des soins est là, la sécurité sociale aussi.

29 janvier 2022 – Mouillage de Sainte-Anne

00h35 – Christophe vient de sortir du bloc. Trois heures d’opération. « Je ne vois rien ».

De mon côté, je ne dors pas. Première fois que je suis seule maitre à bord de Jade. Il y a deux heures, le propriétaire d’un bateau voisin est passé me dire que Jade était ancrée un peu trop près… et il a raison. Je me voyais déjà faire le tour du mouillage, seule, de nuit, pour trouver un autre emplacement, lorsqu’il m’a dit « rajoutez simplement dix mètres de chaîne, ça devrait suffire ». Merci voisin. Je sors quand même toutes les dix minutes vérifier que nous ne bougeons pas.

14h30 – Ça y est, le capitaine est de retour à bord. Ouf. Il n’y voit que d’un œil, mais tout s’est bien passé. Le souci a été pris à temps. Pendant trois mois, interdiction de mettre la tête sous l’eau, de monter en altitude, de prendre l’avion. Rester prudent. Nous aurons donc tout notre temps pour profiter du Sud de l’île… Pas de Montagne Pelée pour nous. Nous visiterons la Martinique par ses côtes.

22 heures – Ce soir, premier pansement. Cinq collyres différents à administrer, une pommade, puis refaire le pansement et remettre la coque de protection. Le protocole sera le même, matin et soir, pendant trois semaines.

Mon capitaine est d’un courage qui, chaque fois, me surprend. De mon côté, toujours, peur de ne pas être à la hauteur des événements. Ce soir déjà, les premières gouttes à instiller furent difficiles – sans mauvais jeu de mots, j’ai tendance à tourner de l’œil facilement… Prendre soin de mon homme. Mon objectif exclusif des semaines à venir.

31 janvier 2022, 22h05 – Mouillage de Sainte-Anne

Aujourd’hui, navigation à bord d’Apposto, le voilier de nos amis Fabienne et Pascal, avec Hélène et mon père. Christophe a préféré rester tranquille au bateau – demain, il a sa première visite de contrôle, trois jours après l’opération. Le capitaine de Jade étant empêché, nos copains-bateau se sont spontanément proposés pour faire découvrir la voile à nos deux invités. Envie de leur faire des câlins.

Avons navigué deux heures jusqu’à l’anse du Diamant. Météo pas terrible, mouillage un peu rouleur. Papa malade, gris. Hélène, un peu moins. Nos hôtes, totalement investis dans leur mission, ont fait participer les invités aux manœuvres, et pour le déjeuner, mis les petits plats dans les grands. Pascal, à peine revenu de sa vérification du mouillage, a troqué masque et tuba pour sa flûte traversière. Tango, musique russe et Supertramp sur fond de Rocher du Diamant, un planteur à la main. C’est aussi pour ce genre de moments qu’on fait tout ça.

Ce soir, incendie de soleil sur le mouillage de Sainte-Anne. Demain, nos invités montent sur Saint Pierre. Par la terre et seuls, et non par la mer avec nous comme c’était initialement prévu. L’œil du capitaine est la priorité.

1er février 2022 – Mouillage de Sainte-Anne

15 heures – Ce matin, premier rendez-vous de contrôle pour l’œil droit de Christophe. Le médecin lui a retiré trois collyres sur cinq. Youhou! La guérison suit son cours. Malgré tout, nous resterons encore quelque temps au mouillage de Sainte-Anne, sans naviguer. Outre le champ visuel réduit, le capitaine apprécie mal les reliefs et les distances. Sans compter son équilibre, perturbé, qui risque de générer du mal de mer… Toujours pas trouvé de bandeau de pirate.

18h30 – Séance de natation au coucher du soleil. Sur la fin, en brasse, une ombre attire mon regard au fond de l’eau… Une tortue! Je plonge pour pouvoir la suivre d’un peu plus près. Elle me repère vite et accélère. Je me suis trop intéressée à elle, trop ostensiblement. Tomber nez-à-nez avec une tortue pendant ses longueurs: quel bonheur, tout de même… Ces moments de nage sont aussi l’occasion pour moi d’admirer Jade sous toutes les coutures. De la trouver belle. De me rappeler, au passage, la chance que j’ai d’être embarquée dans cette aventure.

6 février 2022, 16h40 – Mouillage de Sainte-Anne

Convalescence. Une semaine que nous sommes ici, à Sainte-Anne, et ne sommes pas allé plus loin que le Marin, à deux milles d’ici. L’œil droit du capitaine se remet doucement. Il a de plus en plus le même aspect que son voisin de gauche: le blanc de l’œil est à nouveau blanc (après être passé du rouge au jaune); l’iris par contre reste gris-bleu, certainement dû au gaz que le chirurgien lui a injecté dans l’œil – et qui devrait disparaitre progressivement dans les semaines à venir.

Journées lecture, écriture, baignade (pour moi), apéros sur le front de mer ou avec les bateaux-copains – dont la compagnie est si précieuse dans ces moments-là. Règlement de quelques questions administratives, aussi, qui trainaient depuis trop longtemps: changement de notre contrat d’assurance (pour pouvoir naviguer au Sud du 15ème parallèle pendant la saison cyclonique), réservation d’une place au sec dans un chantier de Trinidad pour cet été. Notre année caribéenne se précise.

7 février 2022, 21h50 – Mouillage de Sainte-Anne

Journée à la grande anse d’Arlet avec Hélène et mon père – Christophe est resté se reposer au bateau. Accras-ti-punch puis frites-poulet-boucané sur une table en plastique, les pieds dans le sable. Puis plouf avec les poissons du petit coin de réserve naturelle de l’anse, en faisant attention de ne pas marcher sur les étoiles de mer. Au retour, arrêt au « Mémorial cap 110 », ensemble de statues monumentales construit à l’emplacement du naufrage d’un navire négrier. À l’époque, les corps retrouvés des maitres-négriers ont été enterrés au cimetière de la commune du Diamant, et ceux des esclaves qu’ils transportaient, quelque part sur cette côte. Sous nos pieds.

8 février 2022, 19h – Mouillage de Sainte-Anne

Ce matin, deuxième visite de contrôle à l’hôpital, dix jours après l’opération. Christophe entre dans le cabinet d’ophtalmologie et en ressort dix minutes après, sans sa coque de protection sur l’œil. Elle n’est plus obligatoire. Je retrouve le visage de mon capitaine – pas encore symétrique, mais au moins, entier. Le mot d’ordre reste toujours le même: vigilance. Il a l’œil ouvert mais n’y voit toujours rien. Prochain rendez-vous dans deux semaines.

On a fêté ça dans un petit resto d’une ruelle de Fort-de-France, avec Hélène et mon père, dont ce sont les derniers jours ici. Tournée de ti-punch pour tout le monde. Chacun raconte des morceau de vie devant son assiette d’accras. Des moments en suspens, comme j’aime.

10 février 2022, 14h30 – Mouillage de Sainte-Anne

Cet après-midi, Hélène et mon père reprennent l’avion. Hier, ils ont vécu une grande première: un baptême de plongée. Découverte d’un nouveau monde, nous ont-ils dit. Très heureux, Christophe et moi, d’avoir pu contribuer à ça.

De notre côté, nous hésitons. Le Nord de l’île nous appelle depuis un moment déjà. Mais le capitaine n’y voit toujours rien – pour que je me rende bien compte du handicap qui est le sien, il me met au défi de porter un pansement sur l’œil pendant une heure, ce que je fais. Le léger roulis du mouillage me rend vite nauséeuse. Je me retrouve incapable de finir l’écriture de cet article. Le mal de tête me guette, la mauvaise humeur aussi…

Une heure, donc. Pas une minute de plus.