Avec Jean-Luc et Vanessa, la Martinique tombe le masque
Dominique, Sénégal, Mexique, Louisiane… leurs masques et leurs costumes défilent sous tous les tropiques. Leur truc à eux, c’est le carnaval martiniquais: cela fait dix ans qu’ils œuvrent à le promouvoir à l’étranger. Lui est un vieil ami du capitaine de Jade. C’est tout naturellement qu’ils nous ont ouvert la porte de leur repaire…
Deux coqs qui se battent, en rouge et noir et en grand, sur le portail d’entrée. Passée la porte, un dragon en pièces détachées qui vous souffle son feu invisible à la figure. Un peu plus loin, en montant l’escalier, « aqui vive un artista » peint sur un carreau d’azulejo. Nous sommes quelque part au Nord de Fort-de-France. Là juste en bas, ce matin, la mer est calme. Quelques dernières gouttes de pluie tombent du toit par intermittence. À quelques mètres, un oiseau sifflote sur un fil électrique.
Cette douceur, cette paix, c’était avant. Avant que Jean-Luc ne lance la forge à gaz.
« Forgeron, ça ne rentrait pas dans les cases »
8h30. Jean-Luc, tablier en cuir sur le dos et tatouages polynésiens sur les bras, s’avance au-devant de sa maison. Dans sa main droite, un marteau ; dans sa main gauche, une lame de ressort d’amortisseur de camion. Aujourd’hui, il nous a invités à un atelier particulier : forger notre propre couteau. « Vous repartirez avec après le déjeuner. Ça fera un effet d’enfer, dans votre bateau ». On frissonne un peu. Pourtant, il fait chaud. La douceur du regard contraste avec le feu qui sort de la machine, derrière lui.
Jean-Luc est sculpteur-ferrailleur. C’est comme cela qu’il se définit. Son truc à lui, c’est le métal. Il écume les décharges de la Martinique pour sélectionner les pièces détachées qui l’intéressent (par leur forme, leur couleur), et des milliers de coups de marteau et litres de sueur plus tard, en sort une statue de chat, de poisson, d’hippocampe, que l’on croirait vivants, animés. L’une de ses dernières créations est visible dans le jardin de la distillerie Neisson, une vingtaine de kilomètres plus au Nord : un coupeur de canne tiré par sa charrette et son bœuf, grandeur nature. [pour les curieux, le site de Jean-Luc, c’est par là]« Le fer m’attirait déjà quand j’étais tout jeune. J’ai toujours été un manuel. En 2008, c’est devenu mon métier ».
Un métier… qui n’allait pas de soi. C’est là que Vanessa entre en scène. Cette maison-musée, c’est la sienne. Elle évolue dedans en longue robe à fleurs, virevoltant entre les masques, les statues, les livres, les tissus. Vanessa, c’est facile : on ne voit que ses yeux. Menthe à l’eau, comme dans la chanson. Eddy Mitchell en serait bouche bée. « J’étais la psychologue qui lui a fait passer son entretien de reconversion, quand il a voulu quitter l’armée. Complètement inadapté à la vie active classique, le Jean-Luc… Son cas était désespéré ! » Et le rire cristallin de Vanessa s’envole dans les palmiers. Car son amoureux a vite trouvé sa voie. Mais effectivement, il n’a pas fait dans le classique. « Au début, l’armée ne voulait pas me payer mon stage de reconversion, explique-t-il. Forgeron, pour un niveau cadre, ça ne rentrait pas de leurs cases. Il a fallu que je passe par un général, qui connaissait un général… Et ça a fini par marcher ».
Au commencement était… le Diable rouge
Bon. Je le reconnais. Jean-Luc et Vanessa nous avaient invités à venir forger un couteau et je me suis pointée en short et en tongs, comme une fleur. On a monté l’escalier tout blanc pour aller me chercher un jogging et des baskets et là, les portes se sont ouvertes sur la caverne d’Ali Baba. On a erré, Christophe et moi, les yeux écarquillés, dans les multiples petites pièces du logis encombrées d’objets d’un peu partout, meublées exclusivement (m’explique Vanessa) de meubles de récupération. On a fini par atteindre la grande véranda du fond. La pièce aux masques. On est restés cloués à l’entrée.
Des clowns, un lion, des diables, une licorne, un chimpanzé, des divinités africaines, des oiseaux géants. Du rouge, du jaune tous azimuts, des couleurs vives et chaudes qui explosent dans tous les sens. Le pays des merveilles d’une Alice qui aurait (encore plus) fumé. C’est que depuis dix ans, Jean-Luc et Vanessa ne manquent pas un seul carnaval. « En Martinique c’est une véritable institution, nous expliquent-ils. Il a lieu tous les ans, comme sur toutes les îles des Antilles, mais ici c’est le seul carnaval populaire : tu peux entrer dans le cortège comme tu veux, sans être inscrit où que ce soit. Il n’y a pas de barrières avec le public. Tu es libre ». Vanessa y participe depuis toute petite. Quand elle en parle, ses yeux turquoises se troublent et sa voix monte de plusieurs tons. « Le clou du spectacle, c’est le jour de mardi-gras. C’est là que Papa Djab fait sa sortie ». Silence. Nous ne connaissons pas encore Papa Djab, mais il a déjà fait son effet. « Papa Djab, c’est le diable rouge. Traditionnellement, il porte de vraies cornes de bœuf, son masque peut peser plusieurs dizaines de kilos. C’est le seul masque endémique de Martinique. Son costume est fait de fibres végétales et de peaux de bête. Il a le pouvoir d’envouter les enfants… Quand tu es petit, tu n’as qu’une envie : c’est de le voir, et de le fuir ». [plus d’explications sur Papa Djab ici]
En 2012, Vanessa passe une licence de cinéma. Pour valider son diplôme, elle doit réaliser un court-métrage. Thème imposé cette année-là : « chut, le voilà ». Papa Djab remonte des tréfonds de sa mémoire et s’impose tout seul. Mais il lui faut un masque. Elle se tourne naturellement vers son forgeron de mari. « Moi je travaillais le fer, elle vient me demander un masque, raconte Jean-Luc. Je me suis dit le mieux, c’est du carton. Je suis allé en chercher et je lui ai fait notre premier masque ». L’objet trône en bonne place dans le salon. Ils acceptent de le décrocher et de poser, à trois, devant mon objectif. Sur la terrasse, sous le ciel gris qui surplombe les collines de l’anse Lahaye, une sorte d’émotion flotte dans l’air.
Les marrons au bout du monde
Vanessa fait son film. Un ami comédien, cette année-là, incarne le diable rouge derrière le masque-maison. Sa prestation a du succès. « Alors on n’a plus arrêté, raconte Jean-Luc. On était un groupe d’amis à faire le carnaval chacun de son côté tous les ans, on s’est regroupés. On s’est mis à organiser des ateliers de fabrication de masques et costumes à la maison. Les gens nous demandaient « vous êtes quelle association ? ». On était juste un groupe de potes. On répondait « on est l’asso Mawon » parce que les marrons, ici, ce sont les esclaves échappés, les illégaux ». Jusqu’à ce jour de 2015 où, de passage sur l’île voisine de la Dominique, Jean-Luc et Vanessa font la connaissance d’un collectif d’artistes que leur démarche intéresse. « Là-bas, explique Vanessa, ils ont un carnaval traditionnel avec de magnifiques costumes en fibres naturelles, des échasses… mais des masques en plastique importés des Etats-Unis ! ». Le couple est invité très officiellement, via la ministre de la culture de la Dominique (« aujourd’hui c’est une amie, elle vient manger à la maison »), à organiser des ateliers de fabrication de masques. Le matin, ils forment des adolescents dans des écoles. L’après-midi, ils forment des artistes, destinés à devenir eux-mêmes formateurs. Les formations sont gratuites, Jean-Luc et Vanessa ont payé leur voyage. Lorsqu’ils sont finalement invités à participer au carnaval de la Dominique, la question se pose : « si on était une association… on pourrait avoir quelques aides ? ».
C’est ainsi que l’association Mawon Matnik voit le jour. Son objectif : promouvoir à l’étranger le carnaval martiniquais et la tradition des masques. Mais par où commencer ? « On est très liés au Sénégal. Jean-Luc y a grandi et nous y allons quasiment tous les ans depuis que nous nous connaissons », m’explique Vanessa. Alors banco. En 2017, les treize copains de Mawon Matnik s’intègrent à la Biennale Internationale d’Art Africain, organisée tous les deux ans à Dakar. « C’est un truc immense, raconte Jean-Luc. J’avais écrit au directeur de la culture de la ville de Dakar, qui nous a invités. On a été reçus dans des familles, c’était extra. On a fait notre prestation dans les rues de Dakar, avec quatre tamtams et des danseurs sénégalais qui se sont greffés à nous. Puis pareil sur l’île de Gorée. On a déclenché des fêtes pas possibles dans les quartiers ! ». Un conseiller de l’ambassade de France les voit et les invite à se produire lors de la soirée de départ de l’ambassadeur. Ce qu’ils font. Mais ils ne sont pas seuls. « Il y avait aussi les Lions de Dakar… Les Lions de Dakar, tu te rends compte ! – pas trop Jean-Luc, mais je te suis. Ces gars-là, ils sont hyper connus ! Après notre spectacle, le photographe qui s’occupe d’eux vient me voir et me dit « vous les avez impressionnés, avec vos masques. C’est la première fois que les Lions sont impressionnés. Si vous revenez, ils aimeraient faire quelque chose avec vous ». Le truc qui n’arrive JA-MAIS quoi ! Ces gars-là tu ne les approche pas, ils ne se mélangent pas! On était hyper émus ».
L’année d’après, Mawon Matnik revient au Sénégal et les Lions tiennent parole. Ils bouclent leur quartier, leur donnent rendez-vous sur une place entourée de plusieurs centaines de spectateurs. Les Lions sont déjà en tenue, une rangée de sept tamtams devant eux. Les martiniquais s’habillent, les percussions s’ébranlent, le spectacle commence. « C’était totalement improvisé, on les suivait. Les gens dansaient, criaient, les enfants, les adultes, c’était fou. En plus, quand ils sont en tenue de lions, ils ne parlent pas, les gars. Ils grognent. C’est des lions, quoi ».
Puis ce sera le Mexique, trois fois, pour des ateliers de masques. Puis, trois années de suite, la Louisiane, qui possède également son carnaval. « Normalement, le carnaval de la Nouvelle-Orléans, c’est impossible d’y participer. Il faut être une association de plusieurs centaines de personnes, avec des membres qui paient des cotisations de 1000 ou 2000 dollars par an… c’est très business. Ta seule chance de pouvoir y participer, c’est de te faire inviter par l’une de ces assoc ». Jean-Luc contacte l’ambassade de France. On le dirige vers une association de femmes, Muse, qui accepte de prendre les français sous son aile. « Elles sont 600, je sais pas si tu te rends compte… Mais on avait notre place dans le cortège ! ». Mawon Matnik roule ensuite vers Lafayette, capitale du pays cajun, où elle accompagne des groupes locaux dans leur propre carnaval, de village en village. De nouveaux masques en profitent pour s’échapper des ateliers. On s’en serait douté.
Comme partout, 2020 et le Covid ont mis un coup d’arrêt aux acrobaties des huluberlus masqués – Jean-Luc a même contracté le virus en Louisiane, début 2020, alors qu’on n’en parlait à peine. En attendant un possible retour à la normale, Vanessa et lui continuent d’organiser leurs ateliers de confection de masques dans les écoles de Martinique. D’exposer leurs statues de fer aux quatre coins de l’île, et même plus loin. D’inviter les bons copains à venir forger leur propre couteau qu’ils rapporteront sur leur bateau, le poignet douloureux et l’œil brillant. Fiers comme jamais. Reconnaissants.
Merci Estelle de partager ces précieux moments avec nous. Superbes photos et tellement joliment raconté. On a envie de les connaître. On attend la suite ! ?
Merci beaucoup Armelle!
Un vrai talent d’écriture, un sujet passionnant, de l’authenticité,
addict
Super et merci pour ces bons moments passés ensemble
Merci André!
Merci à toi, Jean-Luc! De supers moments, de supers personnes, et une superbe histoire à raconter… 😉
Beau parcours artistique, on reconnait la « patte » de JLuc, « toujours droit devant!!! » et cet envie de réussir à transmettre, excellent. Bien narré, on y est presque , bonne continuation, mon amitié à partager entre vous 4
Merci 3B, on boira un ti-punch tous les quatre à ta santé! Bises.
Excellent ! Encore des gens extraordinaires !