La Palma: weekend de charme au pied du volcan (en éruption)

On voulait le voir, ce volcan:  le Cumbre Vieja, entré en éruption le 19 septembre à La Palma, aux Canaries. On s’attendait à une île tout entière plongée dans le chaos… Ce fut différent. Mais une chose est sûre: au propre comme au figuré, on s’en est mis plein les yeux.

 

30 octobre, 18h30. Il pleut du noir. À travers la vitre de la Fiat 500, une vieille dame pliée en deux sous son parapluie presse le pas sur le passage piétons. Un jeune type encapuchonné dans un sweat gris, masque et lunettes de chantier au visage, mains dans les poches, fonce tête baissée vers on ne sait où. Nous sommes arrêtés au feu rouge depuis une minute, le pare-brise se mouchette de cendres à vue d’œil. La nuit n’est pas encore là mais ça n’est pas le jour. La lumière est grise, laiteuse. Le soleil n’est nulle part.

Depuis une demi-heure, nous tournons dans les rues de la ville pour tuer le temps. Celui qui nous sépare de l’obscurité totale qui nous permettra de contempler le Cumbre Vieja dans toute sa gloire. Il est entré en éruption il y a plus d’un mois, et il n’a pas fini. Los Llanos, bourgade située à une dizaine de kilomètres du cratère en feu, prend cher. Selon le sens du vent, la vallée entière est plongée dans un nuage gris-ocre qui recouvre de poussière routes, voitures, habitations. Ce soir visiblement, il ne souffle pas dans le bon sens.

Nous arrivons au bout d’une impasse. Je sors de la voiture pour guider Christophe dans son demi-tour. Instantanément j’en ai plein les yeux, plein les cheveux. Sous le porche de la maison la plus proche, un homme suit la manœuvre. Je croise son regard. Il n’est pas aimable. Combien de touristes a-t-il vu faire demi-tour devant chez lui ce soir, venus observer au plus près la montagne rouge qui fait, de sa vie à lui, un enfer?

Nous finissons par atterrir dans un bar. « La Gruta, bar corse ». Une bière, ça tue le temps plus vite. Une famille nombreuse occupe la quasi-intégralité de la salle. À la télé, MTV passe en boucle les classiques du rock de mon adolescence. On se laisse détendre quelques minutes par la musique et l’alcool… Car bizarrement, tout cela tend. On sait ne pas risquer grand-chose: la zone dangereuse est totalement fermée et contrôlée, la trajectoire de la coulée de lave est connue. Mais sans y prêter vraiment attention, on se laisse pénétrer par l’atmosphère.

19h30. Juste avant de quitter le bar, un détour par les toilettes des dames me met nez à nez avec deux gros cafards desséchés. On va tous mourir ou quoi?

 

Touristes volcaniques qui s’assument

 

 

C’est notre deuxième jour à La Palma. Jade est restée au port sur l’île voisine de Tenerife. Si nous avons pris cette décision, c’est pour son bien : les retombées de cendres sur les bateaux stationnés à Santa Cruz de La Palma, marina pourtant située à l’opposé du volcan en éruption, ont fait quelques dégâts ces dernières semaines. Winchs grippés, électronique infiltrée… la poussière noire s’invite partout.

C’est donc en ferry que nous abordons l’île sinistrée, le 29 octobre. D’après les chiffres que nous avons pu glaner avant de partir, les coulées de lave auraient recouvert 970 hectares de terrain et détruit plus de 2500 bâtiments. Ni morts ni blessés à déplorer à ce jour. Mais pour un territoire qui tire l’essentiel de ses revenus du tourisme, le réveil du Cumbre Vieja est une catastrophe économique : 71% de réservations d’hôtels en moins par rapport à une saison « normale ». Dans la foulée d’une année 2020 marquée par le Covid 19, la facture est salée.

 

Notre itinéraire à La Palma: jour 1 en bleu, jour 2 en rouge.
Notre itinéraire à La Palma: jour 1 en bleu, jour 2 en rouge.

Sur le pont supérieur du ferry de Naviera Armas, les côtes de La Palma se précisent. Nous sommes encore à 20 milles. D’ici, seul un nuage un peu plus haut et un peu plus sombre que les autres atteste du cataclysme qui est en train de se jouer à terre. Aucun bruit particulier, aucun fracas monumental. Le volcan crache son feu en toute sérénité, dans le beau fixe d’une fin de matinée ensoleillée. Indifférent aux humains qui s’agitent à ses pieds, et encore plus à ceux qui montent des chaises sur le pont d’un ferry lointain pour contempler le spectacle plus à l’aise. Ils ne sont pas si nombreux, d’ailleurs. L’indifférence est réciproque.

Nous débarquons à Santa Cruz. Seuls quelques centimètres de poussière grise sur le bord des routes ou nichés entre les pavés de la vielle ville nous confirment que nous sommes sur la bonne île. Nous toquons à la porte vitrée de notre hôtel. Personne. Le tenancier est dehors et balaie sa terrasse avec méthode. La cendre a bouleversé son quotidien. Lorsque nous lui demandons de nous expliquer comment se rendre au plus près du volcan, il ne rechigne pas : il sort une carte, trace des chemins, entoure des noms. Nous venons grossir les rangs de ce que la presse nomme les « touristes volcaniques ». Peu nombreux, mais motivés.

 

 

Le grondement de la Terre

 

Deux assiettes de tapas sur le pouce et nous rejoignons Pascal et Fabienne, amis navigateurs rencontrés il y a quelques semaines à Tenerife. Ils sont ici depuis la veille. « On doit rendre la voiture à 18 heures, mais il faut absolument qu’on vous conduise au volcan avant. On connaît la route. Il faudra que vous alliez le voir de nuit, mais ça vous fera une première impression ». Immédiatement, ils nous embarquent.

Nous quittons Santa Cruz pour El Paso, vers l’Ouest de l’île. Le long de la petite route qui fait ses lacets dans la montagne, la campagne, le silence. À quelques kilomètres maintenant, le Cumbre Vieja déchaîne pourtant sa folie. On commence par retrouver le panache que l’on apercevait, ce matin, depuis le ferry : cette fois il se détache nettement au-dessus des nuages environnants, moutonneux et blancs. Il est gris, plus fin que les autres et s’élève comme un champignon au-dessus des collines. Un dernier virage, et il se révèle totalement : il sort bien d’une montagne, et violemment. À sa base, la fumée s’élève à la verticale. On ouvre la portière de la voiture et là, plus de doute : un grondement sourd, discontinu. Sorte de tonnerre voilé, roulement de grosse caisse irrégulier. Chaque grondement correspond à l’envolée d’un panache de fumée, à un jet de flammes. Terre vivante, grondante, vibrante. Quelle message codé veut-elle nous faire passer?

 

 

Il y a plusieurs cheminées qui crachent. Par moments nous en distinguons deux, puis trois. Il doit y en avoir le double au total. Au bout d’un quart d’heure le vent tourne, et l’on ne distingue plus rien que l’immense nuage noir ourlé de reflets orange. Rideau. Nous tentons de nous rapprocher en voiture de la coulée de lave, les routes sont fermées. La Guardia Civil veille au grain. On distingue néanmoins, sur une zone qui paraît relativement réduite vue d’ici, un sol granuleux, noir, et qui fume. À mi- pente, un entrepôt blanc, intact. Quel dieu le patron de cette usine a-t-il prié ?

Retour à l’hôtel. Sur l’écran de télévision de la chambre, TV Canarias nous montre un plan fixe du volcan fumant et rougeoyant dans le soleil couchant. Sur le bandeau en bas de l’image, les chiffres défilent : 18 habitations sont prêtes à accueillir les sinistrés sur les 120 que le gouvernement canarien a prévu de mettre à leur disposition d’ici la fin de l’année ; les autorités tablent sur trois ou quatre ans nécessaires pour la reconstruction de la zone détruite ; l’île de La Palma se serait réhaussée de 10 centimètres sous l’effet des séismes successifs accompagnant l’éruption. Plusieurs fois dans la nuit, je crois entendre le grondement du volcan près de moi, ressentir une secousse qui n’existe pas. Je rêve que demain, alors que nous sommes de nuit au pied du volcan, le sol s’ouvre à deux pas de nous sur une marmite en feu. Nuit paisible.

 

Tourner autour du pot

 

30 octobre. Objectif du jour : aller voir le volcan de nuit. Le tenancier de notre hôtel nous ayant prévenu que la route d’El Paso, empruntée hier, était potentiellement fermée le weekend pour limiter l’afflux de curieux, nous faisons le pari d’un tour de l’île par le Nord pour aborder le volcan par l’autre côté.

Nous avons donc la journée pour flâner, découvrir. À San Andres, nous nous payons le luxe d’un plouf dans les piscines naturelles creusées dans la roche noire. Deux crabes, noirs eux-aussi, à peine visibles, nous dévisagent depuis leur caillou. Devant nous, le bleu profond des ombres de Tenerife et La Gomera se détache sur l’horizon. Derrière nous, le vert brillant des bananeraies se jette dans la mer. Sérénité.

 

 

En début d’après-midi, nous nous engageons sur la LP4 qui monte en lacets sur 30 kilomètres au milieu des pins jusqu’au Roque de Los Muchachos. Nous sommes à 2400 mètres d’altitude. Une dizaine de kilomètres avant d’arriver, l’air se charge. Le ciel est jaune-brun, il nous semble sentir une légère odeur de soufre. Les télescopes géants de l’observatoire astrologique sont en pause technique. On ne serait pas étonné de voir R2D2 traverser la route.

Pour la première fois, en sortant de la voiture, la gorge gratte un peu, le nez picote. Arrivés en haut, superbe panorama sur la caldera du Cumbre Vieja. Les yeux pleurent un peu derrière les lunettes. Le soleil tape, il n’y a pas de vent. Un fin nuage de cendres s’accumule dans la cuvette de la caldera. Nous sommes à l’opposé de la coulée de lave qui dévaste le Sud-Ouest de l’île. Nous ne voyons rien, n’entendons rien. À peine un coup de tonnerre lointain, par moment, en tendant l’oreille. Pourtant, le volcan est là.

 

 

17 heures. Nous arrivons en vue de Los Llanos. Le Cumbre Vieja est invisible, caché derrière son nuage noir. La vallée est  plongée dans une lumière de fin du monde. Nous décidons d’attendre la nuit noire pour nous rapprocher du volcan et de la route que l’on nous a indiquée comme potentiellement fermée. On croise les doigts.

 

Face à face avec le serpent

 

30 octobre, 20h30. Debout sur une remorque de 36 tonnes abandonnée au bord de la route, face au volcan. Autour de nous dans la nuit, des voitures, des piétons. Des flics. Ces derniers sont postés à chaque route barrée pour décourager les plus téméraires de s’engager. La route principale n’est pas fermée, nous avons pu passer. Lumières parasites de toutes parts. Mais le rouge, devant, domine tout.

À gauche, la cheminée principale du Cumbre Vieja crache son jus vermeille à la verticale. Les flammes sont des traits fins bien distincts dans le halo incandescent. De temps à autre une étincelle surgit, monte haut dans le ciel et retombe du côté le plus raide de la pente, sur la gauche : une bombe volcanique qui dévale ensuite l’escarpement et disparait dans le noir. À droite, c’est la lave. Hier, de jour, elle était invisible. Sa texture n’est pas unie : comme un filet de pêche lumineux, dont les mailles s’étalent le long de la pente. La peau de serpent rougeoyante descend lentement vers la mer. C’est elle qui hypnotise le plus.

Nous sommes silencieux. Nous avions sorti téléphones et caméras, avons photographié, filmé. À présent l’électronique gît au bout de nos bras ballants. Nous regardons pendant de longues minutes le spectacle du volcan en feu, premier du genre pour nous. Peut-être le dernier.  Dans nos yeux, au-dessus du masque qui filtre tant bien que mal les particules de cendres, des lueurs rouges jouent à cache-cache. Christophe a mis sa capuche. Je n’en ai pas. Mes cheveux sont du carton-pâte. La poussière du volcan nous engloutit à petit feu. Nous l’avons oubliée.

 

 

14 Comments

  1. Encore merci pour ces parenthèses exotiques dans notre mois de novembre pluvieux !
    Bons vents, bonnes mers !
    Bises de Delphine et Dan

  2. Waouuu quelle expérience de voir ce « monstre » incandescent.

    belle description avec ce «  »filet de pêche lumineux, dont les mailles etc »
    Chaque mot nous transporte . Sacrée Nature!!
    merci, bises à vous deux b.

  3. En juin dernier, nous avons eu la chance d’observer le volcan islandais ? et d’approcher ses coulées de laves rougeoyantes jusqu’à les toucher avec nos bâtons de marche mais j’avoue que j’aurais bien aimé partager avec vous votre approche du spectaculaire volcan Cumbre Vieja ?.
    Profitez bien de tous ces paysages et de toutes vos belles rencontres.
    Merci pour vos comptes-rendus toujours aussi agréables à lire et pour vos belles images. Vous nous faites oublier les fraîcheurs de l’automne qui s’installe en France.
    Prenez bien soins de vous.
    André

  4. Magnifique récit et photos, peut être que ce volcan rugit de colère pour manifester contre l’homme qui ne met pas les moyens et l’énergie nécessaire pour sauvegarder notre belle planète… .

  5. J’adore !
    Récit fantastique de cette partie du globe qui donne envie et la joie de pouvoir participer à un tel spectacle naturel
    Bises à vous deux

  6. Bonjour à tous les deux.

    Le spectacle de la nature suscite beaucoup d’humilité.

    Vos récits continuent à me replonger dans notre voyage qui commence à dater.

    Par exemple, au retour du Brésil directement vers les Açores, nous avons assisté à un phénomène impressionnant et inquiétant.

    Par mer calme, la mer s’est formée en désordre, comme un torrent de montagne ou des marmites dans le Golfe du Morbihan …

    En arrivant aux Açores à Horta, des habitants vivaient dans des tentes suite à un tremblement de terre meurtrier que nous avons donc ressenti au large, à 100 miles !

    Merci pour vos articles incitant à repartir en voyage.

    Thierry – LA VOLTA

  7. Merci Delphine et Dan! Il est vrai qu’ici on ne prend pas la pluie, mais l’arrivée de novembre se fait quand même sentir! Le vent souffle, il fait frais… Tout ce dont on rêvera une fois arrivés dans la touffeur des Antilles!

  8. Merci 3B. Ca n’est pas toujours évident de décrire avec précision ce genre d’événement qui paraît surnaturel… Super si on a réussi à transmettre un peu de l’émotion qui nous a cloués sur place!

  9. Merci André! A La Palma on était quand même loin de pouvoir toucher la lave… Toutes les routes d’accès au volcan étaient barrées. Mais l’expérience restait très impressionnante. Prenez soin de vous également, a fortiori si le froid commence à pointer le bout de son nez!

  10. Merci Philippe. Oui c’est un peu ce que j’avais en tête en parlant du « message codé » du volcan. On est d’accord. C’est vraiment impressionnant de réaliser en direct à quel point notre Terre est vivante. Ca fait cogiter un peu…

  11. Merci Jérôme! Les Canaries valent vraiment le coup, les paysages sauvages sont partout, on vous recommande le déplacement!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.