Journal de Transat (3/3): Noël en mer, un sacré cadeau!

– 3ème et dernier épisode: au programme, un défilé de mode pyjama-ciré, des levers de lune à ne pas savoir qu’en faire, une baignade par 5000 mètres de fond, un confit de canard du réveillon… et j’en passe!

 

22 décembre 2021 – Transat, jour 11

15h25 – Etat second. Ce matin, la hauteur et la fréquence des vagues ne permettait de rien faire. Alors on a lu, on a dormi. Des heures. Cela met dans un état un peu léthargique. On vit dans son roman en cours, dans ses pensées. Un peu dans un monde parallèle. De toute façon… être seuls au milieu de l’Atlantique, en bateau, l’avant-veille de Noël… ça arrive, dans le vrai monde ?

 

23 décembre 2021 – Transat, jour 12

3h40 – Viens de sortir dérouler tout le génois. L’anémomètre, depuis quelque temps, donne des signes de fatigue, mais nul besoin de lui pour constater que le vent est complètement tombé. Il y a quelques heures, nous peinions à préparer le dîner tant la houle nous ballotait en tous sens. A présent, plus rien ne bouge. Contraste extrême.

16h45 – Deux-trois jours, à présent, que je me sens bien. Tout était dans le sommeil. Avec six heures de repos par nuit et une sieste forcée de deux heures dans la journée, je pense avoir trouvé ma solution. La journée, elle, s’écoule à coups de lecture, cuisine, douches à l’arrière du bateau, mails avec les bateaux-copains, apéro… On a trouvé notre rythme.

22 heures – Lever de lune. J’ai dit que c’était indescriptible, mais je vais tenter. Quand elle naît, juste au-dessus du noir de l’horizon, elle est presque orange, énorme. En montant, elle se métamorphose en belle blonde. Dans une demi-heure et pour le reste de la nuit, elle sera une boule blanche, brillante, et tournera autour du bateau. A mon premier quart, elle nous suivra. A mon second quart, jouant entre les lignes verticales du mât et des voiles, elle nous guidera.

Ce soir déjà, elle n’est plus ronde. On lui a scalpé le haut de sa petite tête. Pauvre lune… Mais ton éclat, ce soir, est indemne.

 

24 décembre 2021 – Transat, jour 13

3 heures – Je prends mon second quart. Pas pu dormir : une houle désagréable, complètement de travers, qui fait se dresser en sursaut dans son lit toutes les dix minutes avec la conviction très claire que le bateau bascule dans l’abîme. J’ai même crié, je crois. Le capitaine ne m’a pas entendue.

Le sommeil et vraiment maître de tout. Je prends mon quart d’une humeur massacrante. J’ai mal au dos, à la nuque, partout. Inconsciemment, j’ai dû me crisper de tout mon corps pour ne pas rouler dans ma couchette. Ce soir encore, je disais à Christophe que je pensais avoir pris mon rythme, que je « pourrais même naviguer plus longtemps »… Tu parles. Là maintenant, je veux qu’on arrive. Un phare dans la nuit et les lumières d’une côte dans l’aube naissante. Ce serait pas mal.

15 heures – Les bateaux-copains échangent sur leur menu du réveillon. Foie-gras maison élaboré avec amour avant le départ, pour Macajou. Daurade péchée de la veille façon gravlax, confit de canard et crème brûlée chez Liberty 2. Champagne, Blanco seco et Haut Medoc 2005 pour accompagner les pâtes bolognese à bord d’Apposto. Treize jours de mer, l’occasion est trop belle. On se lâche.

20h45 – Noël en mer. La petite guirlande achetée l’année dernière au Carrefour de La Rochelle fait toute la différence. Grâce à elle, on y est. Le confit de canard sorti de la soute n’est pas le meilleur que j’ai mangé, mais il est accompagné du premier verre de vin rouge que nous buvons depuis un bail.

Noël en mer. Je l’avais tellement imaginée, cette soirée au milieu de l’Atlantique. Soirée toute simple, en somme. On se couche une demi-heure plus tard que d’habitude.

Noël en mer. Combien de personnes, ce soir, le fêtent au milieu d’un océan ? J’imagine Jade vue du ciel, toute clignotante, toute belle au milieu du noir, du rien. Havre de vie, de fête, perdu dans le grand vide vaguement hostile. Petit îlot d’humanité. Une coque de noix qui vit au même rythme, ce soir, que les Hommes restés là-bas, sur la terre. Une date, une fête qui nous relie au monde. Juste pour ce soir.

 

Le père-Noël a réussi à trouver Jade au milieu de l'Atlantique!
Le père-Noël a réussi à trouver Jade au milieu de l’Atlantique!

 

25 décembre 2021 – Transat, jour 14

8h30 – Au réveil ce matin, Christophe m’informe que nous avons reçu un mail de nos amis de Macajou dans la nuit. Je l’ouvre, le lis, mes yeux s’écarquillent : leur petit dernier a fait une mauvaise chute hier soir, sur les cervicales ! Appel du CROSS, du CCMM, médecin au bout du fil par satellite. Charles n’est pas tombé dans les pommes, n’a pas vomi… le pronostic vital n’est pas engagé. Mais quelle peur ils ont dû avoir ! Du coup, ils changent leurs plans : direction la Martinique, comme nous, plutôt que les Grenadines qu’ils avaient en ligne de mire. Ils foncent au moteur. Les examens médicaux, ça n’attend pas. Ils s’en souviendront, de ce Noël en mer…

13h30 – Déjeuner de Noël dans le silence. Avons coupé le moteur pour reposer un peu la machine – et les oreilles, aussi. Pas un souffle de vent. Mer plate. On déguste notre daurade grillée au son des quelques vaguelettes qui viennent frapper la coque. Jamais vécu un déjeuner de Noël qui ressemblait à ça, de près ou de loin.

14 heures – Avant le redémarrage du moteur, Christophe plonge dans la soute pour vérifier que tout va bien. Il trouve des saletés dans le filtre à gasoil… mauvais souvenirs de Gibraltar. Branle-bas de combat : caisse à outils, pompe à huile. Tout est aspiré en quelques secondes. On va pouvoir repartir. Il fait 32 degrés dans le bateau. On est en nage.

18 heures – Le temps d’un film regardé à deux sur la banquette du carré avec un thé à la main, j’ai oublié. Je suis partie. J’ai oublié que j’étais sur un bateau, en mer, depuis des jours, au milieu de nulle part. Lorsque le générique de fin s’est lancé, j’ai presque été surprise de voir tout ce bleu autour de nous. La vie « normale » est encore loin.

20h45 – Deuxième nuit au moteur. 6 nœuds de vent : pour Jade, insuffisant. Je pense à nos amis de Macajou, qui l’ont allumé aussi et qui foncent pour que les examens du petit Charles les rassurent au plus vite.

Ce soir, Christophe et moi convenons tous les deux que nous sommes fatigués. Profondément, structurellement fatigués. Il est temps qu’on arrive. Encore trois nuits dont celle-ci, si tout va bien. Ne nous restent ce soir que 380 milles à parcourir – et tant que nous sommes au moteur, nous les faisons en ligne droite.

 

26 décembre 2021 – Transat, jour 15

15 heures – Venons de croiser, au loin derrière un grain, le paquebot de croisière Spirit Of Adventure. On s’est sentis tout petits. Leur transat doit être légèrement différente de la nôtre.

18 heures – Grain de fin de journée. A travers les fenêtre perlées de gouttes, l’orange du soleil couchant se difracte dans tous les sens. Dans notre sillage, un arc-en-ciel.

22h05 – Nuit très sombre. Pas une étoile autour de nous, lune absente. Toute la journée, le ciel est resté gris. Les nuages ne font pas exception à la nuit.

 

27 décembre 2021 – Transat, jour 16

10h15 – Dernière journée. Demain à cette heure, nous serons en vue des côtes de la Martinique. Etonnant, cette sensation de tension qui tombe. Pourtant, je ne me sentais pas particulièrement tendue, ces derniers jours. Mais pas de doute : là maintenant, dehors sous le soleil, les poissons-volants qui ricochent à la surface de l’eau sont plus brillants, plus riants qu’hier. Ce relâchement des muscles, du cerveau, il ne trompe pas.

11 heures – Petite brise, on repasse à la voile. Vitesse : 3 ,5 nœuds. Mais tellement reposant… En profiter, car d’après les fichiers, la pétole s’installe !

18h30 – Coucher de soleil depuis le pont, à l’avant, un verre de ti-punch à la main. Jade vogue plein Ouest. Comme toujours depuis deux semaines. Le soleil et la Martinique sont droit devant. Longtemps, un gros cumulus cache la boule orange et l’on ne voit que les rayons qui s’échappent de derrière la masse moutonneuse grise et blanche. Les pourtours du nuage prennent des teintes roses, vertes, jaunes. Une harmonie géométrique parfaite. Un peu comme quand Michel-Ange dessine Dieu. Sans les angelots potelés. Donc encore mieux.

D’un coup, conscience de l’immensité de la mer qui est derrière nous. Que nous avons parcourue. Sentiment de plénitude, d’aboutissement. Demain, un nouveau chapitre du voyage va s’ouvrir. Nous ne sommes pas tout à fait dans le même état d’esprit, ce soir, le capitaine et moi : lui se projette déjà à demain, me parle du mouillage de Sainte-Anne, de la marina du Marin, de ce que nous ferons ensuite aux Antilles. De mon côté, ce soir, je stoppe. Enfin, je suis dans l’instant présent. La veille de l’arrivée, il était temps… Il aura fallu que mon corps et mon esprit surmontent l’épreuve. La prochaine fois (car il y aura une prochaine fois : le Pacifique), j’espère pouvoir trouver cet état d’esprit plus tôt pendant la traversée. Je sais maintenant qu’il faudra que je fasse particulièrement attention à mon sommeil. J’apprends, toujours.

 

28 décembre 2021 – Transat, jour 17 : arrivée en Martinique

3h35 – Je me lève pour prendre mon dernier quart du voyage. Le DERNIER QUART ! La nuit prochaine, je retrouverai avec délices le sommeil d’un seul tenant, serein, tranquille, sans questions. Pour fêter ça, un navire-cargo de 145 mètres de long devrait nous croiser à deux milles dans 30 minutes. C’est vraiment gentil de sa part, de se soucier ainsi que je ne m’endorme pas pendant ma dernière nuit en mer. Un chic type.

8 heures – Christophe vient de me réveiller en m’annonçant que la Montagne Pelée était en vue. Nous sommes encore à une quarantaine de milles. Au loin, légèrement sur tribord, un petit dôme bleu émerge d’une fine couche de nuages blancs. La Terre.

9 heures – Les poissons-volants sont décidément de grands athlètes. Peut-être, comme chez nos apnéistes, ont-ils leurs champions : ceux qui  retiennent leur souffle le plus longtemps, et sautent le plus haut. J’en déduis que ceux que nous retrouvons échoués sur le pont de Jade doivent être la crème de la crème. Quelle perte. Tout de même.

9h40 – Une journée tout entière tournée vers une pensée : l’arrivée. L’île de la Martinique dévoile lentement ses côtes. On ne peut s’empêcher, toutes les dix minutes, de tourner les yeux vers elle : que distingue-t-on de plus, de mieux, depuis la dernière fois que nous l’avons regardée ? Les maisons blanches le long des pentes, il me semble. Attente. Un peu fébrile, j’avoue.

Midi – En préparant notre dernier déjeuner de la traversée, une cible AIS étrange sur l’écran : deux bateaux l’un sur l’autre, un gros et un petit. En y regardant de plus près, un voilier sur un cargo. A 15 milles de l’arrivée, nous croisons le transporteur qui rapatrie les voiliers de la Mini-Transat en Europe. Il y a deux mois pile, le 29 octobre, nous les avions vus partir de Sante Cruz de la Palma, aux Canaries. L’autre côté de l’océan. La boucle est bouclée.

13 heures – Depuis vingt minutes, une sorte de cormoran fait des ronds autour de Jade, plonge par intermittence, revient jouer au-dessus du mât. Comité d’accueil. Appelons-le Fernand (le cormoran).

13h30 – Alors que l’île se rapproche, que nous devrions la toucher dans deux heures, d’un seul coup, je ne sais plus depuis combien de temps nous sommes partis. Hier ? Il y a dix jours ? Quinze jours ? Alors que la terre se profile, on a le sentiment de ne l’avoir jamais quittée. S’il n’y avait ces images, ces mots couchés sur le papier… on croirait un rêve. Jade ne s’est pourtant pas téléportée de l’autre côté de l’Atlantique. C’est qu’il a bien fallu qu’on l’amène là. C’est qu’il a bien fallu qu’on le fasse. On l’a fait.

 

Les chiffes de cette transatlantique :
Durée : 16 jours et 6 heures
Distance parcourue : 2176 milles nautiques
Vitesse moyenne : 5,7 nœuds
Et je précise que le petit Charles, à bord de Macajou, va très bien ! Plus de peur que de mal, fort heureusement…

 

8 Comments

  1. Bonjour,
    J’ai l’impression que l’habitude des journaux de bord se perd. Pourtant c’est sans doute ce que préfère dans les récits de navigation et quand c’est écrit avec talent, c’est encore mieux. Cela n’enlève rien à la valeur des images, photos, vidéos. Maris, on a davantage l’impression de la proximité; sans doute je suis plus livre que ciné 🙂 Bon vent à vous.

  2. On est loin des écrits de Moitessier & Co qui m’ont permis de m’endormir des rêves plein la tête dans ma jeunesse C’est aussi beau avec l’image. Je suis content de voir que le montage païta a fait son effet. Au plaisir de vous lire et voir. Grace à vous je continue à rêver
    .

  3. Merci beaucoup Jean-Paul. Grâce à toi, on a péché le plus gros poisson de notre vie…! On t’embrasse.

  4. Encore et encore, j’en demande encore 🙂 de beaux écrits, de belles photos et vidéos. What else? rien!!!
    je vous embrasse tous les deux, et bonne année 🙂

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