Au Panama, on entre d’emblée dans le vif du sujet

Nous voici donc au Panama. Ouaw. Nous faisons le choix de nous rendre directement à la marina la plus proche du canal, pour deux raisons: bloquer notre date de passage au plus vite et prêter main forte à un voilier qui nous a invités à traverser le canal à son bord… Prêts pour un entrainement grandeur nature?

 

 

 

 

7 décembre 2022 – Départ de Santa Marta, Colombie

15h30, au large de Barranquilla – De nouveau en mer, après un mois sur la terre ferme. Partis ce matin à 7h juste après qu’Alexa, de la marina, s’est pointée parfaitement à l’heure pour nous rendre nos passeports tamponnés. D’après elle, il fallait que les autorités colombiennes valident notre sortie du pays au maximum deux heures avant notre départ effectif. Elle s’est levée à l’aube, pour nous. Et a gentiment décliné notre proposition de café à bord.

La mer est verte. Voire marron. On se croirait dans le Pertuis d’Antioche – la houle en plus. C’est ici que le río Magdalena, que nous traversions sur une barge minuscule il y a trois semaines, rejoint la mer Caraïbe. Il s’y jette mais ne s’y mélange pas : au loin, la limite entre les eaux brunes du fleuve et celles, d’un bleu profond, de l’océan, est clairement visible. Un mariage en séparation de biens.

Naviguons depuis notre départ avec 30 nœuds de vent. C’était prévu. La Sierra Nevada de Santa Marta nous envoie son cadeau d’adieu.

17h40 – Le soleil se couche à l’avant bâbord. Tôt. La lune, pleine, est levée depuis une demi-heure. Houle soutenue, ce soir. Ouvrons nos derniers paquets de nouilles chinoises instantanées.

Conscience aigüe d’effectuer notre dernière longue traversée avant la longue route qui nous attend : le Pacifique. Quelque chose, du coup, de plus détendu que d’habitude. Comme si le corps et l’esprit avaient intégré que d’ores et déjà, il fallait s’y entrainer. Un mois de déconnexion totale en mer. Faut se faire à l’idée, les gars.

22 heures – La lune est ronde et blanche. Elle est haut dans le ciel à présent, éclairant la crête des vagues comme en plein jour. À l’arrière du bateau, la houle monte jusqu’au-dessus du portique, monstrueusement blanche. On croit que la prochaine vague va se déverser dans le cockpit et puis non, l’arrière-train de Jade se soulève, et ça passe. Toujours 30 nœuds de vent. Le capitaine dort. Sa confiance en moi me fait monter des larmes.

 

8 décembre 2022, 17 heures – Traversée Colombie – Panama, JOUR 2

Pour la première fois du voyage (un an et demi, tout de même), le capitaine vient de nourrir les poissons. Cela faisait bien 24 heures qu’il se sentait mal. L’installation du tangon dans trois mètres de houle aura été fatale. En ce qui me concerne, le cachet de Stugeron avalé hier au départ a parfaitement rempli son office. Le vent oscille à présent entre 20 et 25 nœuds. S’il continue de descendre mais que la houle se maintient, les poissons seront vraiment à la fête.

Croisons à présent quelques navires cargos. Sur la carte, le canal est une grande travée qui déchire l’isthme de Panama, le lac Gatún comme une tâche au milieu. Commençons à réaliser.

 

9 décembre 2022, 18h55 – Traversée Colombie – Panama, JOUR 3

Venons de croiser un cargo de 345 mètres. À présent le Megha Vision, 199 mètres seulement, nous croise sur bâbord. Le Global Winner, 189 mètres, est à 11 milles devant. Tous avancent à 11 ou 12 nœuds de vitesse, nous sommes à 5. Avons décidé de ne pas dérouler plus de génois afin d’éviter une arrivée de nuit dans la baie de Colón. Le début du rail des cargos est à 35 milles, l’entrée du canal à 55. Il va falloir se ralentir encore.

 

 

10 décembre 2022 – Arrivée au Panama

2h15 – Au loin devant grandit le halo de Colón. Au-dessus de nous brille encore, pour la troisième nuit consécutive, la grosse ampoule blanche du ciel. Les triangles violets se multiplient sur la carte, à mesure que nous approchons de la côte : les cibles AIS des cargos, au mouillage ou en route au moteur, qui s’apprêtent à passer dans le Pacifique. Quelques-uns sont en ce moment-même engagés dans le canal, immobiles dans les écluses de Gatún ou de Miraflores. J’imagine les mastodontes dans leur baignoire trop petite, maintenus dans l’axe tant bien que mal par quatre petites locomotives dont l’acier brille sous les néons, la porte de l’écluse qui se ferme, l’eau qui bouillonne et qui monte. Ce qui, pour nous, est l’événement de l’année, n’est pour eux qu’une formalité, accomplie maintes fois dans la vie professionnelle de ces capitaines de gros navires. S’ils étaient dans ma tête, là maintenant, ils rigoleraient bien.

3h50 – Chaque fois qu’une vague un peu plus forte que les autres vient cogner dans la coque, je manque l’arrêt cardiaque : un container à la dérive est si vite arrivé dans ces parages !

8h45 – Très contents d’avoir fait le choix d’aborder l’immense baie de Colón à la lumière du jour. Nombreux navires cargo au mouillage et quelques-uns qui avancent, en général sur nous. À la VHF, une seule instruction du préposé à la Cristobal Signal Station : « keep clear of the traffic ! ». Parfaitement articulé, répété deux fois.

Sentiment d’arriver dans un endroit important. Un lieu où il se passe des choses invisibles au commun des mortels: une des artères principales du commerce maritime mondial. Le pont de l’Atlantique se dessine dans la brume. Ferons la connaissance de son frère, le pont des Amériques, dans deux jours.

16 heures – Décidément, voyager est plein de surprises. À quelle activité fut dédié notre premier après-midi au Panama – en plus des habituelles formalités d’entrée dans le pays, confiées à notre agent ? À regarder un match de foot France – Angleterre au bar de la marina de Shelter Bay, bondé pour l’occasion, en compagnie de nos amis Alexandra et Jean-Philippe du catamaran Yapluka et des quelques équipages français de passage. Qui l’eut cru ?

 

La marina de Shelter Bay.
La marina de Shelter Bay.

 

11 décembre 2022, 22 heures – Marina de Shelter Bay, Panama

La lune, au-dessus des mâts de la marina, est toujours aussi ronde. Lumineuse comme hier, avant-hier. Quand nous étions en mer. À terre on se soucie moins d’elle, de ses rayons qui frisent la surface de l’eau. On ne reste pas des minutes entières à la regarder s’élever dans le ciel et, d’orange ou rose lorsqu’elle se dégage à peine de l’horizon, devenir blanche une fois là-haut. En mer, j’ai vu mes premiers levers de lune. En mer aussi, pour la première fois de ma vie d’adulte, je lui ai parlé. Seule dans mon quart, je lui ai livré mes pensées du moment et je l’ai remerciée plus d’une fois d’avoir exhaussé les vœux de voyage et d’aventure que je lui adressais, petite.

Soirée barbecue sur les tables à pique-nique de la marina, en compagnie d’Alexandra et Jean-Philippe. M’ont offert, pour mon anniversaire qui est demain, un livre à l’intrigue marquisienne – pour occuper ma future transpacifique – et un thé « Palais des Thés » de leur réserve personnelle – « thé enchanté » de Noël, attention. Je sais la valeur de ces cadeaux de navigateurs à navigateurs, sortis des cales, trésors que l’on garde précieusement pour une occasion spéciale. Très touchée d’avoir été, ce soir, une occasion spéciale.

Demain, grosse journée : soutien à Alex et Jean-Phi qui sortent leur catamaran de l’eau pour quelques travaux, puis expédition en taxi de l’autre côté de l’isthme de Panama. En fin de journée rejoignons Gaëlle, Manu et leurs deux garçons, qui nous invitent à passer le canal à bord de Pikaia, leur voilier en aluminium de 11,50 mètres. Demain, faisons la connaissance d’un nouvel équipage et d’un nouvel océan.

 

Gaëlle, Manu, Jules et Renan voyagent depuis 6 ans sur leur voilier en alu de 11,50 mètres, Pikaia. Il viennent de passer cinq mois en Patagonie.
Gaëlle, Manu, Jules et Renan voyagent depuis 6 ans sur leur voilier en alu de 11,50 mètres, Pikaia. Il viennent de passer cinq mois en Patagonie.

 

13 décembre 2022, 18 heures – Canal de Panama

Soirée en plein milieu du canal. Pas prévu. Après le passage des premières écluses ce matin au lever du jour, le moteur de Pikaia s’est mis à chauffer. Priorité de notre Transit Advisor, monté à bord à quatre heures du matin : maintenir de la vitesse. Quelle qu’elle soit. Le moteur hors-bord nous a permis d’éviter le sur-place pendant que Manu plongeait dans la cale moteur… Mais rien à faire.  Vers 11 heures, l’advisor a donné l’ordre de faire demi-tour jusqu’à la tonne d’amarrage la plus proche. À 14 heures le problème était momentanément résolu. Mais trop tard pour espérer passer les écluses côté Atlantique.

Seconde soirée, donc, en compagnie de nos hôtes. En sont à six ans de voyage en famille, dont cinq mois passés dans les canaux de Patagonie. Encore tout un tas de choses à apprendre d’eux.

 

 

14 décembre 2022, 20 heures – Marina de Shelter Bay, Panama

Enfin arrivés de l’autre côté ! C’est long, deux jours au milieu des cargos. Et la tension qui va avec.

Curieux canal… D’abord, devant les écluses : les spots de lumière d’un port international dans la nuit, la frénésie d’un commerce dont chaque acteur trépigne en attendant son tour. Puis une fois les écluses passées, une tranchée creusée dans la montagne serpentant au cœur d’une forêt vierge. Là-dedans, des Neopanamax de 366 mètres de long qui se croisent, presque en silence, au milieu des cris de singes et d’oiseaux. L’écrin vert et secret où tout se joue.

Demain, retrouverons à la marina d’autres bateaux-copains arrivés en notre absence : Domino, le voilier de Marie-Christine et François que nous croisons régulièrement depuis le Cap-Vert, et Bilounine, celui de Jean-Yves (souvenez-vous : le bateau bleu qui était monté sur le ponton de la marina de Santa Cruz de Tenerife, aux Canaries: ici…). Avec Alexandra et Jean-Philippe, l’équipe de supporters est constituée pour la finale de dimanche.

 

16 décembre 2022, 12h30 – Marina de Shelter Bay, Panama

L’inspecteur vient de partir. Il s’appelait César. La cinquantaine, très sympa. Comme pour faire mentir tous ceux qui nous avaient prévenus que les inspecteurs de la Compagnie du Canal n’étaient pas commodes.

César a mesuré Jade au mètre-ruban. Elle a gagné deux mètres (portique arrière oblige). César nous a posé tout un tas de questions techniques : dans quel sens tourne votre hélice ? Aurez-vous le plein de carburant au moment de passer le canal (- euh… on a encore 3200 litres dans le réservoir, ça devrait le faire) ? Quelle position préférez-vous dans l’écluse : au milieu ou contre un mur ? César nous fait signer tout un tas de papiers pour dédouaner son employeur en cas de pépin. Quel qu’il soit. Puis César repart, nous laissant un carton rectangulaire avec un numéro d’identification dans les mains – et dans la tête, une envie folle de sauter au plafond.

JADE VA TRAVERSER PANAMA DEBUT FEVRIER. C’est officiel. Elle a son numéro. Elle est sur une liste, quelque part dans un bureau de la Compagnie du Canal. Corollaire: JADE VA SE LANCER DANS L’AVENTURE PACIFIQUE. On a du mal à réaliser. Une sorte de deuxième tome du voyage qui s’ouvre. On s’en va fêter ça tous les deux au bar de la marina, tiens.

 

Le Graal!
Le Graal!

 

18 décembre 2022, 14 heures – Marina de Shelter Bay, Panama

La France a perdu mais… quel beau moment ! Entourés des bateaux copains avec, devant l’écran du bar de la marina, autant de supporters pour chacune des deux équipes. Tout cela se finit comme il se doit, par un verre de sangria.

 

Supporters ready!
Supporters ready!

 

19 décembre 2022, 8 heures – Marina de Shelter Bay, Panama

Courses faites. Lessives faites. Réservation effectuée pour se retrouver ici-même dans un peu plus d’un mois, prêts à passer le canal nous-mêmes, cette fois. Pour l’heure, il est temps de souffler. L’appel des îles San Blas se fait de plus en plus pressant, à mesure qu’approchent les fêtes… Pourquoi y résister ?

9 Comments

  1. Chaque moment est un aventure, si bien narré je confirme il ne manque que les odeurs 🙂
    Bonnes fin d’année à vous deux, Bernard

  2. Superbe lecture. J’ai revécu mon passage du canal en 1965. Découverte du Pacifique magique avec sa grande houle. Vingt ans plus tard j’ai découvert l’île de Coïba, côté Pacifique, un pénitentier à l’époque en dehors du petit camp de pêche enchanteur. On voyait les beaux poissons monter à, une vitesse hallucinante sur le popes bien maniés. Les marlins abondaient aussi mais pas assez combatifs, eau trop chaude sans doute.
    Vous êtes prêts à découvrir la baie de Taiohaé aux Marquises. Tachez d’y arriver en fin de nuit pour sentir l’embaumement de l’air qui dévale du sommet chargé de senteurs de Tiare Tahiti. Jack London en parle si bien quand il dit que jamais on ne peut revivre ces premières fois.
    Je suis un trop vieux navigateur maintenant, rangé des voiliers, hélas. Votre texte me rend l’atmosphère des longues navigation. Merci.

  3. Bon anniversaire Estelle, et joyeux Noël (le deuxième en mer?). Merci pour vos récits à l’enchantement réaliste.
    Bizh à vous deux,
    Tous les Riou et leur Île Segal

  4. Merci beaucoup 3B pour tes commentaires toujours très sympas! On t’embrasse et on te souhaite de très bonnes fêtes de fin d’année.

  5. Merci beaucoup Hubert. Très heureux d’avoir pu contribuer à raviver vos souvenirs de mer…
    Nous avons effectivement hâte de découvrir le Pacifique. Le capitaine de Jade y a passé quelques années dans sa prime jeunesse, et c’est Tahiti qui lui a donné l’envie d’apprendre à manier un voilier… La Polynésie, ça vous change un homme! ?
    Le canal de Panama, quant à lui, n’a pas dû tellement changer depuis 1965 (excepté le 2nd jeu d’ecluses de 2016 permettant de faire passer des navires encore plus gros)…
    On vous souhaite de très bonnes fêtes de fin d’année.

  6. Hello Marina, et merci!
    Effectivement, 2nd Noël à bord de Jade, mais qui sera fort différent du premier: au mouillage avec des amis devant une île des San Blas cette année, alors que nous étions seuls et en pleine transat l’année dernière… Changement de style, même si on apprécie les deux!
    On souhaite de très bonnes fêtes à toute la famille. Bises.

  7. Merci de ce bon moment de lecture.
    Je vous souhaite de belles fêtes de fin d’année et profitez bien des bonnes températures dans les îles SanBlas?
    Car ici où je suis en vacances dans l’Illinois chez mon fils j’ai eu un moins 40 !!?et un vent pas possible

  8. Coucou,

    Vous voici maintenant de l’autre côté, côte ouest de cet immense continent ! Je vous souhaite une très belle année et au plaisir lire vos nouvelles aventures et découvertes. Merci beaucoup Estelle pour tes superbes photos.
    Bises

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