« Vivre au-dessus de ses rêves » à bord de Persévérance
Anne-Marie et Jean-Pierre cachent bien leur jeu. Derrière ce couple a priori posé se cachent deux rêveurs forcenés qui s’émerveillent tous les jours d’avoir la vie qu’ils ont. Welcome on board de Persévérance, au Portugal… et bien plus loin.
Avec Jean-Pierre, il faut savoir parler moteur. Vidange, pompage, grattage, tuyaux. Ses petits yeux noisettes sont attentifs, précis. Il faut être à la hauteur.
Lorsque nous faisons sa connaissance, début juillet sur les pontons de Figueira da Foz, lui, son épouse Anne-Marie et leur voilier de 48 pieds sortent à peine d’un épisode de galères mécaniques qui a démarré dès le lendemain de leur départ de Paimpol, mi-juin. Avec Christophe ça parle filtres, préfiltres et purges du circuit de gasoil – nul besoin de préciser que mon apport dans la conversation, à ce stade, reste minime. Puis Anne-Marie sort la tête du cockpit. « Vous prendrez bien un verre de vinho verde ? »
Sur les sièges en cuir de leur carré aux murs de bois vernis, un verre et des petits gâteaux sur la table, le vent tourne. Ça se met à parler mer, voyage, bateau. Avec des phrases courtes et cet accent un brin trainant que l’on dit breton, Jean-Pierre se laisse même aller à un peu de lyrisme : « il était bleu, il s’appelait Persévérance. Alors on l’a acheté ». Anne-Marie, doucement, avec le même parler, raconte par petits bouts leurs années d’aventures sur les océans. Dans ses yeux à elle, du même bleu que son t-shirt turquoise, on lit l’amour de naviguer qui les a menés jusqu’ici. Et beaucoup plus loin qu’on ne le pense.
Une traversée, et plus si affinités
En 2009, Anne-Marie et Jean-Pierre ont « traversé ». Comprendre, en jargon voileux : « traversé l’Atlantique ». 2009, c’est l’année où Jean-Pierre, professeur en sciences de l’ingénieur en lycée, a pu prendre sa retraite. « Mon travail, c’était plaisir. Mais j’ai toujours beaucoup fait de choses à côté. Le bateau en faisait partie, depuis vingt ans ». Avant cette date, le couple naviguait sur un ketch en acier de 11,50 mètres, essentiellement en Méditerranée. Mais le projet de transatlantique les pousse à voir plus grand. Ils tombent sur Persévérance, un Dufour Prestige de 10 ans, en parfait état. Et ils se lancent.
« On n’avait pas du tout l’intention de faire plus que traverser, raconte Anne-Marie. Mais bon… tu sais comment ça se passe… » Une fois aux Antilles, le projet prend vite de l’ampleur. À peine la saison des cyclones passée, le couple se presse de rejoindre Persévérance, qu’ils ont fait hiverner aux Grenadines. Cette année-là, ils visitent les Caraïbes. En 2011-2012, ce seront les Bahamas et les Etats-Unis, qu’ils rejoignent au niveau de Jacksonville, en Floride. Quelques orages mémorables les poussent à démâter pour se réfugier quelque temps dans les waterways, ce réseau de canaux intérieurs qui longe la côte Est.
« C’était la première fois qu’on démâtait Persévérance, se souvient Anne-Marie. On a dû le faire tout seuls : Jean-Pierre sur le pont, moi aux manettes de la grue. Il y avait deux gros boutons jaunes, un en haut, un en bas. La machine n’était pas très nerveuse, alors ça allait ». Alors qu’elle raconte cet épisode, mon bras reste en suspens au-dessus du bol de cacahuètes. Ce soir, à Nazaré, je n’ai bu qu’une bière mais je sens que mon regard vient de changer. Celui que je porte sur cette femme si forte aux yeux si doux.
Une année après l’autre, le couple trouve son rythme: ils rentrent en France pendant les mois d’hiver et rejoignent leur bateau pour les mois d’été. C’est toujours leur mode de fonctionnement aujourd’hui. Après une remontée des Etats-Unis en passant par New-York, ils enchainent par le Canada : lac Champlain et fleuve Saint Laurent. En 2014, Jean-Pierre ramène Persévérance au bercail via les Açores avec trois équipiers à bord –Anne-Marie n’a pas souhaité tenter l’expérience du retour. Une traversée qui fut chahutée : l’équipage a dû gérer sur les premiers jours une méchante entrée d’eau via les évacuations de la machine à laver et une déchirure de la grand-voile dans un coup de vent.
« Ça fait trente ans qu’on vit au-dessus de nos rêves »
Depuis 2015, Persévérance navigue en Europe. Elle a découvert les mers du Nord, l’Ecosse, la Baltique. Elle se promène le long des côtes françaises aussi, et la famille en profite. Cette année, Anne-Marie et Jean-Pierre souhaitent l’emmener jusqu’à Madère, la seule île de l’Atlantique qu’ils ne connaissent pas.
Attablés cette fois à bord de Jade, une gamelle de spaghettis carbonara improvisée devant eux, ils calent face à une question que je leur pose : qu’ont-ils préféré, pendant toutes ces années en mer ? « Tout. C’est vraiment difficile à dire. Ça fait trente ans qu’on vit au-dessus de nos rêves. On a une vie bien plus belle que tout ce qu’on aurait pu imaginer quand on était jeunes. Bien plus belle que celle de nos parents, des paysans bretons ».
Anne-Marie et Jean-Pierre sont ensemble depuis qu’ils ont 19 et 22 ans. Ils en ont aujourd’hui 67 et 70. « Moi, mes parents auraient voulu que je sois prof, explique-t-elle avec un sourire. Je me suis mariée à un prof, alors ça allait. » Jean-Pierre, lui, aurait voulu faire des études plus poussées que ce qu’il a pu faire – devenir ingénieur, qui sait ? « Mais quand tu es le second d’une fratrie de neuf… » Après l’Ecole Normale, il devait dix ans à l’Etat, il a choisi l’enseignement.
Mais ces deux-là ont vécu une double vie. « Notre truc, c’était de construire des maisons », explique Anne-Marie. On en a construit quatre en tout, dont la nôtre, à côté de Lannion ». Je visualise à nouveau, bien en évidence sur les murs du carré de Persévérance, deux photos d’une magnifique bâtisse au bord d’un étang. Ils l’ont construite de leurs mains, du sol au plafond. Et c’est en vendant la terre extraite de l’étang, qu’ils ont dragué il y a trente ans, qu’ils ont pu s’acheter leur premier bateau. « Donc si je comprends bien… c’est de la terre qui vous a permis de partir sur la mer ? », je demande. Ils se regardent une seconde en silence. « Bin oui. C’est ça ».
Rendez-vous à Madère ?
Ce soir, leur fils Stéphane les a rejoints à Lisbonne. Nous buvons nos bières avec une pizza maison qu’Anne-Marie a faite cuire à la poêle – cuisson-bateau, il faudra qu’on apprenne. Demain, tous les trois partent ensemble pour Madère. Peu de vent annoncé, 3 jours et 10 heures de navigation selon les savants calculs du capitaine.
Peut-être les croiserons-nous en septembre sur l’île aux fleurs, où ils comptent faire hiverner leur bateau. Mais peut-être pas. En un mois et demi de voyage en mer, j’aurai au moins appris une chose : les gens croisés ne se recroisent pas toujours. On aperçoit l’étrave de leur bateau sur un ponton alors qu’on les croyait déjà loin ; on suit leur trace à l’AIS alors qu’ils filent loin devant nous, hors d’atteinte. Dans cette vie, les rendez-vous sont impossibles.
Mais demain matin, lorsque Persévérance sera prête à franchir les écluses de la marina Parque das Nacões, nous larguerons ses amarres.
Quel plaisir comme d’habitude de vous suivre .
Bisous et à bientôt j’espère.
Bisous
Merci Régis, on vous embrasse toi et Samah!
Super article, quelle joie de vous lire !
Bon vent
Bises à tous les deux
Merci Jérôme, bises!
Que de belles aventures et de belles rencontres…continuez à nous faire vivre ça par procuration.
Je ne me lasse pas de tes articles Estelle, que de belles rencontres!
On vous embrasse tous les 2 et prenez soin de Jade ?
Merci Sandrine, merci Laurent! On vous embrasse.
Encore un beau récit plein de tendresse
Merci André!
Ce fut un réel plaisir de partager un apero avec vous ?. Super article. A bientôt peux être, et bon vent!
Merci, Thomas et Tonton! ?
Ce fut aussi un plaisir de passer ce moment avec vous, en espérant vous recroiser quelque part entre le Portugal et l’Espagne!
Une belle rencontre de plus… J’avoue je vous envie ? vous confirmez une belle ? . J’adore suivre votre périple ? c’est comme suivre un bon livre… On a hâte de connaître la suite ?!
Prenez soin de vous et de Jade ⛵ au plaisir de vous lire…
Merci!
Merci encore pour tous ces récits, ils sont très vivants et bien racontés.
Nous sommes à quinta de Lorde sur la grande île de Madère. Bonne nav.
Vous avez pris de bonnes couleurs! méconnaissables! Moi je reviens suivre votre balade après des mois de charrette, bien moins passionnante que vos aventures et celles de vos amis voyageurs. Merci de partager avec toujours autant de grâce et de générosité 😉 Bon vent à tous les 4.
Merci Carolina! On espère que tout va bien pour vous à Tarare, et que vous avez pu prendre des vacances bien méritées!