Transpacifique-retour (1/3): démarrage en fanfare!
On a beau passer des mois à préparer son bateau, les grandes traversées réservent souvent des surprises… Celle-ci n’a pas fait exception à la règle. Dès le troisième jour de cette transpacifique Gambier-Chili, le ton a été donné. Une seule solution: s’adapter.
31 octobre 2024 – Mouillage de Rikitea, île de Mangareva, Gambier
22h30 – Les prévisions météo changent de jour en jour, d’heure en heure. Ce qui ne serait rien si les différents modèles étaient d’accord entre eux. ECMWF, l’Européen, et GFS, l’Américain, se regardent en chien de faïence et nous font tourner en bourrique. En début de semaine, pensions partir jeudi. Aujourd’hui jeudi, aux premières heures du jour, pensions partir demain. Ce soir, la belle bascule de vent d’Est qui se profilait est réduite à peau de chagrin.
Quoiqu’il en soit, nous sommes prêts. Le frigo est plein, la couchette de quart est prête, les pleins d’eau sont faits. Ne nous reste plus qu’à aller chercher le pain et les œufs demain matin chez Sandrine, à six heures tapantes. Ce soir, avons dit aurevoir à nos amis Emma et Bernard du voilier Kea, à Daniel et Jean-Marc de Belharra, à Caroline et Patrick d’Amarante. Au cas où nous devrions les quitter avant l’Happy Hour de demain soir au snack Teava. L’institution du village.
Notre logiciel de navigation nous prévoit une traversée d’environ 25 jours, en majorité au portant… Le rêve, quoi!
1er novembre 2024 – Mouillage de Rikitea, île de Mangareva, Gambier
11h15 – Le cake-de-nav dore dans le four. Bonne odeur de beurre dans le carré. Ai coupé un peu de chou en avance et sorti un bocal de ratatouille maison, au cas où les premiers jours secouent un peu.
Départ prévu, finalement, pour demain matin à l’aube. En plein dans la bascule de vent d’Est. Les prévisions à moyen terme sont également plutôt positives : un gros anticyclone à passer la première semaine, puis nous devrions pouvoir être gentiment poussés par une belle dépression qui se profile plus au Sud. Une vingtaine de nœuds au portant. Pile ce qu’il nous faut. Les liseuses sont remplies, les poubelles jetées, les données Starlink en mer activées. Passons en mode départ.
21 heures – Retour d’Happy Hour. Finalement. Pour la première fois depuis que nous sommes ici, avons retrouvé autour de la table Colette et Benji, les premiers mangareviens avec lesquels nous avons échangé quelques mots, il y a un mois – sommes toujours mouillés juste devant leur maison. En nous levant de table, sommes allés saluer Mama Tepa à la table voisine – troisième adjointe au maire, les profs du collège Saint Raphaël, Natacha la gérante du snack et Tia la serveuse. Légère étincelle dans leurs yeux : tristesse ou colère de nous voir partir ? Encore des touristes que l’on fait l’effort d’accueillir, auxquels on s’attache peut-être un peu, et qui s’en vont en prévenant à peine. Pardon, les filles.
2 novembre 2024 – Transpacifique Gambier-Chili, départ
7 heures – Derniers instants de calme. Je les savoure avec mon thé vert, sur le roof. Ne vais plus en vivre de pareils pendant un bon moment. Viens d’envoyer notre papier de sortie de Polynésie, reçu hier des gendarmes de Rikitea, à Alba, la secrétaire de la marina qui nous attend là-bas de l’autre côté, au Chili. « Fecha estimada de llegada : 27 noviembre ». Y’a plus qu’à.
Ça n’est pas la durée de la traversée qui me travaille le plus. Avions mis 35 jours du Panama aux Marquises l’année dernière, tablons sur dix jours de moins cette fois-ci. Une différence colossale. Je sais à présent que nous ne mourrons pas de faim et devrais parvenir à mieux gérer mon sommeil – deux données essentielles à bord. Techniquement, Jade et prête – plus encore qu’à notre départ du Panama, où le pilote automatique faisait des siennes. Le dernier point névralgique, c’est la météo. C’est là, a minima, que nous allons vivre du nouveau. Jusqu’à présent, que ce soit en transatlantique ou en transpacifique Est-Ouest, il suffisait plus ou moins de se laisser pousser par le vent. L’enjeu principal était d’aller le trouver. Après : roulez jeunesse. Cette fois, il va nous falloir jouer avec les prévisions. Avoir une stratégie. DES stratégies. J’ai confiance en mon capitaine, en mon bateau. J’essaie de me convaincre que cela va surtout être intéressant, que je vais apprendre, encore. Mais apprendre en conditions réelles plutôt que dans un livre, j’ai remarqué, me noue les tripes la plupart du temps.
7h45 – On lève l’ancre. Petit coup de corne de brume pour prévenir les copains, tous nous répondent sur le même ton, debout sur leurs ponts respectifs. Des « pouets » qui me vrillent le cœur. Ces coups de klaxon marquent les moments les plus importants d’un voyage : les grands départs (dont le premier : La Rochelle !), les passages importants (comme celui de la dernière écluse du canal de Panama). Dans ces « pouets », j’entends aussi toutes ces amitiés qui nous portent, anciennes ou nouvelles. Merci.
10 heures – Sortis du lagon. Avons choisi la même passe que lorsque nous y sommes entrés il y a un mois : plus sûr car nous savons que le chenal y est à peu près clair de bouées de fermes perlières, et qu’à cette heure, nous n’avons pas le soleil dans les yeux. Repassons devant la fameuse bouée verte indiquant notre tout premier mouillage ici – censée être éclairée la nuit mais qui ne l’était pas. Aujourd’hui, de jour, elle est bien inoffensive. Même effet pour les 8 mètres de profondeur sous les quilles au niveau du seuil de la passe : de jour, ne reste que l’émerveillement devant les cinquante nuances de bleu qui s’échelonnent sous nos pieds.
Pas de houle ou presque, grand soleil à présent. 15 à 20 nœuds de vent par l’arrière qui passeront au travers dans une heure, lorsque nous aurons contourné le lagon et pris le bon cap. Beau départ.
18 heures – La houle est un peu montée : dans les 2 mètres, je pense, à présent. 20 nœuds de vent à 60 degrés : avançons au près. Plus sportif, donc. Christophe hésite à prendre un ris dans le génois pour la nuit, mais pas longtemps : objectif confort, autant qu’on peut.
18h30 – Point météo du soir. Le capitaine s’inquiète de voir une bordure d’anticyclone assez costaude se profiler dans moins d’une semaine, qui nous apporterait dans les 30 nœuds de vent. Avons confirmé ensemble notre stratégie générale pour cette navigation : éviter le plus possible ce qui peut faire mal, quitte à faire des détours. Nous ne sommes que deux à bord, la navigation sera longue, il faut nous préserver dans la mesure du possible, ainsi que le matériel. Christophe envisage de faire un bord Nord dans quelques jours afin d’éviter le plus gros du vent. Courage, fuyons.
Une très belle journée pour ce départ en transpacifique!
3 novembre 2024 – Transpacifique Gambier-Chili, jour 2
4 heures – Deuxième quart. Le vent est tombé à 15 petits nœuds, le bateau a ralenti à 5 nœuds, ses mouvements sont moins brusques. Plan tisane-gâteau enfin possible. Lors de mon premier quart, j’ai nourri les poissons. Après trois heures de sommeil, je parviens à écrire quelques lignes, mais je m’endors. Tenir 25 jours ?
4h45 – Un soleil timide se lève sur notre second jour en mer. Christophe gigotte dans sa couchette. Je m’écroule.
12h30 – Navigation au près : on vit penchés et à la merci des vagues qui nous attaquent de trois-quarts avant. Pourtant, la houle ne doit pas dépasser les 2 mètres. Le vent continue d’osciller entre 15 et 20 nœuds. C’est l’allure qui fait tout.
Ce midi comme hier soir, impossible de faire à manger. De toute façon, nous n’avons pas faim. Christophe nous coupe trois bananes mûres sur le régime qui tangue dans le cockpit, ce sera notre déjeuner.
14 heures – Message de Kea : ont levé l’ancre de Rikitea ce matin, 24 heures après nous. Des amis dans les parages.
16h30 – Fait une bonne sieste, avalé un bol de nouilles chinoises, ça va mieux. Christophe veut tester la trinquette : c’est parti pour la manœuvre.
17h30 – Abandonnons l’option trinquette pour ce soir : seule, elle ne nous permet pas d’avancer assez vite dans 15-20 nœuds de vent au près. Revenons en configuration « normale » : génois enroulé à deux ris, grand-voile idem.
19 heures – Le bonheur d’une douche chaude quand l’océan nous a trempés !
22h10 – Nuit d’orages, heureusement lointains pour le moment. Un éclair de temps en temps. Le vent n’a pas de sautes d’humeur et vient de tourner légèrement : faisons plus d’Est sur un près moins serré. Bien avancer, dans la bonne direction et sans être malade : bilan du jour positif.
4 novembre 2024 – Transpacifique Gambier-Chili, jour 3
4h30 – Bientôt la fin de ma seconde nuit de quarts. Le vent a baissé à 10-12 nœuds, viens de dérouler le génois en entier. Toujours à 60 degrés du vent, Jade maintient une vitesse correcte, dans les 5 nœuds. Une nuit presque reposante, finalement. Tiens, il pleut.
20 heures – On s’attendait à une journée tranquille : moins de vent, moins de houle. Sérénité sous la grisaille. Mais vers 7 heures, Christophe est venu m’extirper en urgence de ma couchette : l’enrouleur du génois a lâché. Est-ce ma faute ? Lorsque j’ai renvoyé un peu de toile à la fin de mon second quart, ai-je fait passer la bosse d’enrouleur sous le tambour, sans pouvoir m’en rendre compte puisqu’il faisait encore nuit ? Est-ce Christophe qui a forcé lorsqu’il a voulu renrouler un peu de génois ce matin, toujours sans rien y voir ? Est-ce utile de chercher une responsabilité… ?
Heureusement, au moment de la casse, le vent était tombé à 10 nœuds. Même avec ce peu de vent, le génois battait férocement dans l’air, forçant sur son étai. On entendait Jade crier qu’elle avait mal, qu’il fallait faire vite. Christophe a d’abord envisagé de descendre complètement le génois… qui est resté bloqué à un tiers de la hauteur de l’étai. Impossible de le faire descendre plus bas, une petite vis du profil s’était certainement encore dévissée (malgré les multiples vérifications de Christophe). La voile s’est retrouvée en partie à l’eau. Christophe est finalement parvenu à démêler la bosse d’enrouleur, il a fallu ensuite remonter la voile passée sous le bateau. Avons forcé l’un et l’autre pour la remonter sur le pont, ai entendu un cri à côté de moi : les lombaires déjà fragiles du capitaine n’ont pas du tout aimé l’exercice. De mon côté, n’ayant ni beaucoup dormi ni beaucoup mangé ces derniers jours, suis passée pas loin de tomber dans les pommes pendant l’effort. Vite, je pars wincher en pied de mât pendant que Christophe endraille le génois sur son étai. Centimètre par centimètre, la voile remonte… Lorsque je cours à l’arrière allumer le moteur (chose impossible tant que la voile était à l’eau), il me faut réamorcer le système de refroidissement, qui ne crache pas d’eau. Finalement, nous démarrons… et là, c’est le pilote automatique qui se met en carafe. Christophe identifie vite le problème : en sortant la boîte à outil du placard tout à l’heure, j’ai dû toucher un bouton…
En matière de journée tranquille, donc, on fait mieux. Mon capitaine, allongé dans le cockpit et shooté aux antidouleurs, a cogité toute la journée sur les réparations possibles – merci à Starlink, qui lui a permis de faire des recherches et d’échanger avec les amis en pleine mer. Sa conclusion est sans appel : pour envisager une réparation de l’enrouleur, ne serait-ce que pour établir un diagnostic du problème, il nous faudrait tomber l’étai. Ce qui est impossible à faire en mer – au risque de se retrouver dans une situation autrement plus périlleuse. Avons énormément discuté : il n’y a pas mort d’homme, avons d’autres voiles et un moteur pour avancer, ainsi qu’une cambuse pour tenir des mois. Cela prendra le temps que ça prendra, mais nous arriverons au Chili.
Messages de soutien des bateaux-copains toute la journée. Le moral est bon. En fonction de notre date d’arrivée au Chili et des réparations à faire, devrons certainement revoir notre programme pour la suite…. Nous y sommes prêts.
21h30 – Au final, sommes dans une situation beaucoup moins stressante que lors de notre précédente traversée du Pacifique, lorsque notre pilote automatique tombait en panne à répétition sans crier gare. Allons moins vite, mais la vie à bord reste « normale ». Un moindre mal.
22 heures – En traversée, les journées parfaites sont celles où il ne se passe RIEN.
5 novembre 2024 – Transpacifique Gambier-Chili, jour 4
2 heures – Jade tape dans les vagues et bouge en tous sens : c’est ce qui se passe lorsque l’on n’a plus une vitesse suffisante pour passer la houle. Il va falloir s’habituer. La bonne nouvelle, c’est que lorsque le vent forcira dans deux ou trois jours, Jade sera déjà dans la bonne configuration pour l’accueillir. Mieux vaut ne plus pouvoir se servir du génois que de la voile de gros temps.
9h30 – Bilan de notre première journée sans génois : 91 milles parcourus. En étant restés 3 heures à l’arrêt hier matin pour gérer la crise, puis 4 heures au moteur dans moins de 8 nœuds de vent. Tout le reste sous trinquette et grand-voile. Je m’attendais à pire.
La vie à bord trouve peu à peu son rythme. Avec la perte de vitesse, pouvons faire cuire quelques petites choses à manger malgré la gîte. Ce matin, Christophe a coupé la moitié du régime de bananes, qui commence à être bien mûr : cet après-midi, si j’ai le courage, ce sera atelier gâteau.
Nous entamons un long bord Nord pour échapper au gros du front venteux qui nous attend dans quelques jours.
11 heures – Message de Kea, situé à présent à 80 milles derrière nous : prennent la décision, sur le conseil de leur routeur néozélandais, de virer au Nord. Cela faisait quelques jours que nous envisagions cette possibilité, sans encore se décider : un beau détour en perspective, alors que nous avançons déjà aux deux-tiers de notre vitesse normale. Mais ce front qui nous arrive dessus en fin de semaine, il faut tenter de le passer à son point le moins violent. Peu importe les détours. Peu importe s’il nous faut deux mois pour arriver.
14h20 – Nombreux sont les voileux qui répètent à l’envi que lorsqu’on hésite à prendre un ris, c’est que l’on aurait déjà dû le prendre. En matière de route, dorénavant, nous appliquerons la même philosophie: lorsque nous hésiterons à faire un détour pour éviter du vent fort, c’est qu’il faudra fuir.
Entre notre vitesse réduite, ces détours et les réparations à prévoir au Chili, une nouvelle idée fait progressivement son chemin dans nos têtes : celle de ne pas descendre les canaux de Patagonie cette année. Arriverons plus tard en saison. A priori, fatigués. N’avons aucune idée des délais qui seront nécessaires aux réparations, s’il faudra commander des pièces de France ou d’ailleurs… Et aurons atteint, certes en battant des records de lenteur, une région déjà magnifique à découvrir.
19h45 – Mon capitaine ne va pas fort. Il a mal au dos, reste allongé, prend ses médicaments. Je ne peux rien faire. Vérifier que le bateau tient bien la route – ce qui n’est déjà pas si mal, cela dit. Et puis je le sais, les questions se bousculent dans sa tête, comme dans la mienne : notre vitesse réduite, le front qui se présente, la stratégie à adopter. Mon manque d’expérience de navigation (car oui, je me considère toujours comme débutante) m’empêche d’être son égal à bord. S’il se passe quoi que ce soit là-maintenant alors qu’il est quasiment immobilisé, il y a de gros risques pour que je ne sache pas gérer. Quant à la météo, j’ai beau m’intéresser, mon analyse ne vaut pas celle d’un marin expérimenté, encore moins celle d’un routeur.
Christophe a décidé de tenter cette aventure avec moi en connaissance de cause. Ce que je peux faire, c’est être là, avec lui, à 200%. Le faire parler de mécanique, de météo, même si je n’ai pas toutes les billes pour comprendre. L’encourager à aller plus loin dans ses réflexions, questionner ses conclusions. Faire sortir tout cela de son crâne, faire office de réceptacle. Et puis, même si le bateau bouge dans tous les sens, lui proposer un gâteau, une crème Mont-Blanc, un ti-punch (je sais ce qui le fait sourire). Depuis le départ, nous mangeons trop peu : les mouvements du bateau, mais aussi, certainement, la tension qui nous serre l’estomac. A défaut de deux bons repas par jour, il faut que je propose des en-cas, des goûters, des apéros, peu importe. Ne pas perdre notre énergie et notre positivité. S’il y a un rôle que je peux tenir, c’est celui-ci. Je le tiendrai.
6 novembre 2024 – Transpacifique Gambier-Chili, jour 5
4h30 – J’ai souvent parlé de la difficulté qu’il y a à se lever au beau milieu de la nuit, les yeux collés de sommeil et les jambes flageolantes, pour prendre son quart. Mais ai-je déjà évoqué dans ces lignes le bonheur qu’il y a, une fois l’heure arrivée et le capitaine levé, à se glisser dans sa couchette, sous sa couette, à s’étirer jusqu’au bout des orteils en poussant un long soupir et à laisser enfin le corps se détendre complètement? Ce moment est sur le point d’advenir. Je laisse un peu de rab au capitaine, son horloge biologique décidera.
Midi – Encore un gros coup de stress. A 11h30, comme ça, sans crier gare, alors que nous sommes tous les deux devant l’écran à analyser les dernières prévisions météo, le pilote automatique se met à sonner. « Drive Stop » clignote sur l’écran. Pas bon. Christophe plonge dans le placard sous la table à carte vérifier qu’aucun bouton n’a été touché par inadvertance. Tout est normal. « Va prendre la barre, Petit Bouchon. Je t’apporte ton ciré. Ça risque de durer ».
Il aura finalement fallu une heure au capitaine pour identifier la cause de la panne : les deux charbons du moteur de la pompe hydraulique étaient complètement bouffés. Une cause bénigne, donc, puisque depuis nos soucis de l’année dernière nous avons tout un stock de pièces de rechange pour notre pilote. Dont plusieurs jeux de charbons neufs.
Mais une heure à la barre les yeux fixés sur l’anémomètre, ça laisse le temps de cogiter. Le temps de se dire que tout est foutu, et plus d’une fois. Que si Christophe ne parvient pas à réparer, nous ferons demi-tour vers les Gambier (qui ne sont pas si loin compte tenu du détour que nous avons dû faire), puis vers Tahiti, laissant nos rêves de Patagonie au placard. Le temps d’en vouloir à Taimiti, aussi, notre tiki censément protecteur. La gorge nouée, de la buée dans les yeux, il me semble avoir dit à mi-voix à mon capitaine que si on ne réparait pas ce coup-là, on arrêtait tout.
Christophe a réparé. Un simple souci de maintenance, d’après lui. Je respire mieux. On respire mieux. Mais émotionnellement, nerveusement, sommes sur un fil.
21 heures – Nouvelle panne du pilote. Je reprends la barre, Christophe replonge dans la soute, rebidouille les charbons, ça repart. Organisons une nuit de quarts dehors, à proximité de la barre, avec relais toutes les deux heures.
7 novembre 2024 – Transpacifique Gambier-Chili, jour 6
13h30 – Peu dormi cette nuit, ni l’un ni l’autre. Le pilote a tenu. Crevés. L’urgence, dans l’immédiat, va être de parvenir à résorber ce déficit de sommeil, pour tous les deux. Cet après-midi, c’est mission sieste.
Consolation du jour : avons viré de bord à 10 heures, direction l’Est. Enfin ! Après deux jours de Nord à s’éloigner de notre but. En revanche, le vent est tombé à 10-12 nœuds. Avec le génois, on avancerait bien. Avec la trinquette, plafonnons à 2-3 nœuds, vitesse insuffisante pour passer sur la houle pourtant faible qui nous ballotte. Mais l’important est que nous ayons atteint notre objectif : être bien positionnés pour éviter le gros du coup de vent de dimanche. Tant que la sécurité va, tout va.
15h15 – Moins de dix nœuds de vent, on passe au moteur. Vitesse : 5 nœuds. Trois jours que nous ne sommes pas allés aussi vite.
Sur la carte, on distingue le vent fort qui nous attend dans quelques jours. Les copains de Kea, qui ont eux aussi fait se détour par le Nord, décident de repiquer vers le Sud pour éviter la zone de pétole qui suivra le passage du front.
8 novembre 2024 – Transpacifique Gambier-Chili, jour 7
4h45 – Le jour se lève de plus en plus tôt, signe que nous progressons malgré tout vers l’Est. N’avons pas encore modifié le réglage de nos montres.
Suis contente : Christophe dort. Même très fatigué, il n’arrive pas à dormir en journée. Ma stratégie : lui permettre de compenser au petit matin en le laissant dormir le temps dont il a besoin. Je ferai une sieste plus tard. 4h45 et il ne bouge toujours pas : avec un peu de chance, il aura grignoté une demi-heure de plus cette nuit.
10 heures – Opération code réussie ! Dès mon réveil à 8h30, le capitaine m’a annoncé la couleur. Je m’y attendais : à la fin de mon second quart à 5 heures, je m’apprêtais à le lui proposer moi-même lorsqu’il s’est réveillé plié en deux par son mal de dos. Aucune manœuvre envisageable à ce moment-là.
A présent, la grande voile blanche vole, légère, dans 10 nœuds de vent et Jade file à… 5 nœuds ! Sous voile ! Sur une mer plate, sous un rayon de soleil et cap à l’Est, s’il vous plaît ! Savourer.
16 heures – Mail de nos amis de Kea : ils ont choisi de faire route plus au Sud que nous afin d’éviter la pétole du début de semaine prochaine. Le prix qu’ils auront à payer sera un vent constant à 40 nœuds dans le front qui s’annonce juste avant, dimanche. « On fait une route un peu plus Est à présent pour éviter les problèmes, mais on n’y échappera pas », m’écrit Emma. Mine de rien, avec sa grosse réserve de gazole, Jade nous permet de ne pas craindre la pétole. Et de ne pas aller prendre ce risque. Autre facteur : nos amis ont un timing serré à respecter, alors que nous avons définitivement décidé que nous arriverons quand nous arriverons… Le report de notre descente des canaux de Patagonie à l’année prochaine est désormais acté.
18 heures – Code remballé pour la nuit. Avons longuement hésité, mais le vent est censé commencer à monter dans les heures qui viennent. Avons avancé à 5-6 nœuds toute la journée. Ça fait un bien fou. Les heures grises de ce début de traversée marqué par de la casse, du stress et un long détour vers le Nord commencent à se diluer dans notre verre de ti-punch. Tous les soirs, trinquons à un élément positif de la journée. Ce soir, ce fut facile : toute cette journée fut belle. Il a suffi que Jade vole à nouveau sous voiles.
9 novembre 2024 – Transpacifique Gambier-Chili, jour 8
2 heures – Plus on dort bien, plus il est dur de se lever pour son second quart au milieu de la nuit. Mais si l’on dormait bien, c’est certainement que notre sommeil était de bonne qualité, et que l’on a réussi à bien récupérer ces dernières heures. Donc plus c’est dur, mieux c’est. On se motive comme on peut.
9h30 – Réveillée en sursaut, il y a une heure, par la voix tendue de Christophe : « Petit Bouchon, on a un souci avec le code ». J’enfile en vitesse ma salopette et mon gilet de sauvetage, me précipite à l’extérieur, un regard pour notre tiki porte-bonheur. « Taimiti, bon sang, mais qu’est-ce que tu fous ? ».
Le bloqueur de la drisse du code a explosé. Si elle n’avait pas été retenue un peu plus bas, cette fois c’est notre voile de 120 mètres carrés qui se serait retrouvée à l’eau. En 15 minutes, Christophe parvient à retendre la drisse, la pointe du code retrouve sa place normale en haut du mât. On a eu chaud. On remballe tout. Le capitaine a toujours mal au dos, on fait comme on peut, le code s’enroule n’importe comment. Jade filait à presque 8 nœuds dans un vent qui commençait à dépasser les 20 nœuds. En l’absence de génois, avons un peu trop poussé notre voile légère pour espérer grignoter quelques milles à bonne vitesse. La pression sur le bloqueur a dû être trop forte. Leçon pour nous : la prochaine fois, nous l’affalerons plus tôt – s’il y a une prochaine fois, car mal renroulée comme elle l’est, pas sûrs de pouvoir la réutiliser.
11h30 – Test concluant ! Pour la première fois depuis la casse de notre enrouleur, avons osé sortir un tout petit bout de génois en complément de la trinquette. Allons rester très vigilants, mais si cette solution se confirme, elle nous permettra de retrouver une vitesse respectable par vent moyen. Les perspectives de cette traversée en seraient totalement modifiées: malgré la casse, une transpacifique à peu près « normale ». A nous les 100 milles par jour!
12h30 – J’ouvre une boîte de petit salé aux lentilles pour le déjeuner : cela fait une semaine que nous avons quitté les Gambier, j’ai décidé unilatéralement d’ouvrir une bonne boîte à chaque nouveau samedi-anniversaire. Confit de canard, choucroute… Christophe me dit que ces bons petits plats ne « servent à rien » puisqu’avec la casse de notre enrouleur, notre pilote capricieux et notre code mal rangé, nous « sommes en mode survie ». J’estime pour ma part qu’ils peuvent aider à réchauffer les tripes, à donner du courage. Donc qu’ils servent. Je sors la grande casserole.
14 heures – Après échange sur Whatsapp avec les copains, Manu du catamaran Diabolo, actuellement aux Marquises, nous confirme qu’il a déjà utilisé un bout de génois malgré un enrouleur cassé, moyennant deux-trois bricoles pour sécuriser la situation. Les quelques heures de pétole qui suivront notre premier coup de vent seront le moment idéal pour tester leur mise en place. Décidément, le moral remonte.
17h30 – La grosse barre de nuages noirs qui s’avançait derrière nous a disparu plus au Sud… Est-ce à dire que nous allons échapper au front ? Ou bien faut-il s’attendre à être cueillis par son petit frère plus tard dans la soirée ?
Avons décidé pour cette nuit de mettre en place des quarts de deux heures ou lieu de trois, afin d’être chacun attentif au maximum à l’écran de l’anémomètre. Celui de quart restera dehors. Jade est prête à recevoir ce front, aux aguets.
18h30 – Mon bol de soupe lyophilisée sur les genoux, je ferme les yeux, me concentre sur mes papilles gustatives. J’appelle à moi le souvenir des bonnes soupes-maison que nous nous cuisinons à l’appartement, soupe paysanne avec talon de jambon intégré, soupe de cresson héritée de mon cuistot de père. Je me fais une promesse : à chaque bonne soupe que je mangerai dorénavant en France, la savourer en fermant les yeux et me rappeler ces longues journées en mer.
Baptême du feu de cette traversée: un front de pluie et de vent fort, que nous abordons par sa frange Nord (Jade est le point blanc). A droite: carte des rafales et image satellite.
10 novembre 2024 – Transpacifique Gambier-Chili, jour 9
1 heures – Depuis 24 heures, impossible de dormir. Que ce soit ou pas mon tour d’aller me coucher, mon cerveau refuse de se mettre sur off. Il ne sait plus où il en est : « Ah bon, j’ai le droit de dormir là maintenant ? Mais pourquoi tu m’as réveillé en sursaut à la même heure hier alors? Pour gérer une urgence, en plus… Tu crois pouvoir m’avoir encore une fois ? ». Le souci, c’est que le déficit de sommeil accumulé cette première semaine était déjà important… Il va falloir trouver une solution. Encore trois ou quatre semaines à tenir.
2h15 – Le vent a commencé à monter à la fin du quart de Christophe. Viens de prendre le relais. Avons à présent dans les 25 nœuds établis, rafales à 30. Jade avance au travers sur la frange Nord du front à 5 nœuds de vitesse, sous trinquette et grand-voile à trois ris.
La houle nous fait faire des embardées. Instruction prioritaire du capitaine : garder les yeux sur le pilote, qui pourrait décrocher. Il y a 5 minutes, c’est pourtant un autre souci qu’il m’a fallu gérer (beaucoup moins grave) : une grosse vague sur bâbord qui s’est infiltrée par le hublot de la salle de bain – nous le gardons souvent entrouvert pour laisser passer un filet d’air, pour l’aération. Résultat : le couloir central du bateau est trempé. Coup de serpillère express en attendant de pouvoir rincer tout cela correctement pendant la pétole d’après le coup de vent.
15 heures – Le vent est resté fort jusqu’à midi, autour de 30 nœuds. A la lumière du jour ce matin, avons pu mettre des images sur la lessiveuse qui nous a ballotés toute la nuit : une houle d’environ trois mètres complètement hachée, courte, désordonnée. Une houle dégueulasse. C’est ce qui la décrit le mieux.
Avons déjeuné sur le pouce d’un bout de saucisson et un de fromage, enroulés dans un wrap froid. Combien de kilos aurons-nous perdus en arrivant au Chili ? Les paris sont ouverts – comme nous ne connaissions pas notre poids au départ, il n’y aura aucun gagnant. Dès que la houle se calme, il faut qu’on mange. Qu’on dorme, aussi.
17 heures – Nous sommes relayés toute la journée à la veille pour permettre à l’autre de dormir. Malgré cela, me sens toujours épuisée. C’est cela, sans doute, qui explique la scène de tout à l’heure. Il y a une demi-heure environ, lorsque nous sommes allés à l’avant affaler la trinquette, le vent étant tombé, suis restée sidérée devant l’image que j’avais devant moi : Christophe à genoux sur le pont, sa capuche orange sur les yeux, bataillant avec la voile sous un ciel noir et des trombes d’eau, sur fond de houle de deux-trois mètres nous arrivant de face. Cet instant, mon cerveau en a pris une photo. J’ai fait ce que j’avais à faire : claudiquer jusqu’au pied du mât, m’attacher, faire coulisser la drisse de trinquette jusqu’à ce que la voile soit entièrement au sol puis m’avancer sur le pont, à genoux moi aussi, pour aider Christophe à la plier dans son sac. De retour dans le cockpit, l’instantané de cette scène m’est revenu en pleine figure. Et j’ai craqué. Pourtant le vent avait baissé, la nuit délicate était passée, nous ne sommes nullement en danger. La fatigue, je ne vois que cela. Ce gris, ces vagues, cette pluie, et nous à genoux au milieu, à batailler. Tout petits.
11 novembre 2024 – Transpacifique Gambier-Chili, jour 10
4h15 – Les routages pour les jours à venir ne sont pas bien brillants : pas mal de moteur, le prix à payer pour être restés au Nord du front d’hier. Il ne faut pas regretter : avons choisi l’option sécurité. Et puis à bord de Jade encore plus que d’un autre voilier, le moteur est un moyen de propulsion comme un autre. Dans cette traversée longue et à la météo complexe, notre but n’est pas de « faire de la voile », n’en déplaise à certains. Il est d’arriver au Chili en se faisant secouer le moins possible.
10h30 – Pétole-pluie dans la grisaille. Sommes passés au moteur. Pour la première fois depuis le départ, retrouvons une vie à bord « normale ». Avons établi une liste de tâches à accomplir tant que la météo les rendra possibles : rangement, ménage express, sortie des conserves pour la semaine de dessous les soutes. Gâteau à la banane, aussi – a priori le dernier. Recharger les batteries : notre objectif des prochains jours.
Les deux premières semaines de notre transpacifique-retour en vidéo!
elle est dure cette traversée mais l’amour qui vous unit vous porte et vous fait surmonter ces difficultés , vous êtes un couple et un équipage admirable
Merci Jean-Pierre, ton petit mot nous touche beaucoup…
Whaou !!! Merci pour votre récit… Je crois que je peux imaginer et je salue votre courage… gros bisous à vous deux et belle année 2025
Merci Gwendoline, une très belle année à toi!
Quelle épopée ! Et c’est pas fini ! Continuez votre aventure en prenant soin de vous. Amicalement
2 galériens dans le pacifique. J’imagine la douleur de Christophe avec son dos bloqué et de ma fifille qui craque et dort peu et mal. Vous êtes vraiment courageux d’affronter tout cela, les éléments, les problèmes mécaniques et votre corps qui se met en mode survie. Bon quelques éléments positifs quand même : la soupe de cresson de papa, le gâteau à la banane, le ti punch et du temps calme (la pétole, j’ai bien retenu) pour se reposer, ranger et réparer. Vivement l’épisode 2 de cette traversée et merci encore Estelle de nous faire vivre tout cela de près (sans jeu de mot).
Le TIKI porte bonheur n’as pas fait son job, pendant les 2 premières. Semaines de navigation entre les Gambiers et Le Chili , mais nous savons déjà, que pour la suite de la traversée il s’est bien rattrapé.Peut être de peur d’être débarqué à Puertomontt !!!,et de ne pas connaître plus tard , l’Antarctique… Bonne Année
Chers tous les trois,
Un grand merci pour ce récit des premiers jours de votre traversée : faire une route nord pour éviter le gros de la dépression était une décision de marin. Bravo à vous.
Je suis quand même inquiet pour la suite de votre aventure ( pas pour le Chili car je vous sais arrives) mais pour la suite du voyage : peut-être devriez-vous, pour les moments difficiles, embarquer un co équipier, même si « « « petit bouchon » est devenue, au fil des milles, un bon marin : ce serait un élément de sécurité.
En tous cas merci pour ces pages et très bonne année à Belle Jade et son très vaillant équipage
Jacques
Bonjour à vous deux aventuriers du bout du monde
On imagine les douleurs de vos corps et les craintes qui vous ont envahies lors de cette traversée
On ressent bien aussi les petits bonheurs tout simple quand tous cela se calme et que l’on revient à une navigation plus normale (moteur ou code )
Tout ceux qui naviguent comprennent de quoi vous parlez
Sauf que nous, quand on vit ça on est pas au milieu du pacifique
Alors un grand respect à vous deux
Et encore un grand merci de partager avec nous vos aventures
Bonne continuation
Jeff
Une belle traversée est une nav qui vous fait vivre milles émotions, le moral qui tel un yo yo oscille de bas en haut.. des sourires crispés aux sourires plein de bonheur jusqu’aux éclats de rires parfois nerveux et d’autres joyeux.
Je n’oublie pas Jade qui vous protège bien dans sa coque et dans ses voiles.
Belle Anne sous les vents et sous les voiles.