La Transpac solo de Dolphin Street
Expatrié en Australie depuis 15 ans en famille, Frédéric se cherchait un nouveau projet. Il a trouvé Dolphin Street dans le Sud de la France et pris la décision de ramener lui-même le bateau jusqu’à Sydney. Seul. Tout au long de ses 36 jours de transpacifique, Jade ne l’a pas lâché d’une semelle.
6 avril 2023. « Aujourd’hui, j’ai tout affalé et plongé pour essayer de nettoyer un peu la coque. Après 10 minutes dans l’eau, j’ai senti comme une décharge électrique… mon bras était tout raide et je ne pouvais plus tenir la spatule! Je suis remonté sur le bateau tant bien que mal et j’ai réalisé que j’avais une blue jellyfish entourée sur l’épaule. Avec son filament de deux mètres, pas facile à dénouer… J’ai des marques de brûlures partout. Pas très content du bilan : j’ai dû gagner 0,5 nœuds, et j’ai perdu la moitié d’un bras ! ».
Je lève les yeux de la tablette. Christophe me regarde bouche ouverte, sourcils levés – certainement la même tête que moi en ce même moment. Et si Fred n’avait pas réussi à remonter à bord de Dolphin Street ? Mon capitaine sait, comme moi, que notre ami galère à environ 200 milles nautiques derrière nous dans la même pétole que nous. Qu’il est parti, comme nous, il y a presque quatre semaines du Panama, et que la fatigue commence à se faire sérieusement sentir. Qu’il a fini hier ses dernières carottes en boîte. Et par-dessus tout, qu’il navigue seul.
Ce mail de Fred dont je viens de faire la lecture à voix haute à Christophe, nous l’attendons tous les jours. Il suffit qu’il nous arrive un peu plus tard que d’habitude ou que l’Iridium fasse des siennes pour que nous commencions à nous inquiéter. Comme cette fois, une semaine après le départ, où nous sommes passés au large d’une immense zone de pêche, aux environs des Galapagos : « fais attention, Fred : tu es un peu plus Nord que nous, tu risques de passer en plein dedans la nuit prochaine ». Le lendemain après-midi, pas de mail… Puis à la tombée du jour : « j’ai en effet vu le halo la nuit dernière… il devait y avoir au moins une vingtaine de bateaux ! Ce soir j’en vois encore quatre mais difficile d’estimer la distance, et ils n’apparaissent pas sur l’AIS. C’est quand même con de mettre des lampadaires non signalés au milieu de l’océan ! ».
Fred blague, mais certains jours, on sent bien que c’est dur. Le spi qui se déchire encore (et il faut recoudre), la poulie tout en haut qui casse (et il faut monter au mât), la ligne de pêche qui se prend dans le safran (et il faut plonger), et puis… toujours ces alizés faiblards qui ne font qu’aller et venir, et qui jouent avec les nerfs. « Le plus dur, tout seul, c’est la pétole », nous dira-t-il plus tard. « Traîner avec soi-même sans rien à faire, se surprendre à gueuler dans le vide contre le vent, la mer, le ciel, tout seul sur le pont… Tu comprends que tu peux devenir fou ».
Régatier du dimanche
Fred, nous l’avons rencontré au Panama quelques jours avant notre départ en transpacifique. Nous avions sympathisé avec Anne-Claire et Thierry du catamaran Kudeta, croisés pour la première fois à la laverie de la marina Playita – la laverie : haut lieu de socialisation des tourdumondistes, comme chacun sait. Nous avions vite sympathisé – les soucis de pilote automatique, ça rapproche en un rien de temps. « Venez boire un verre ce soir à bord, on a invité un copain qui part aussi cette fin de semaine ».
Le copain qui se pointe pour l’apéro une bouteille à la main est un type dégingandé, deux yeux bleus dans un visage émacié au bout d’un corps trop grand. Il ne parle pas beaucoup. Je pense : « il est comme moi, il ne dira rien si on ne lui pose pas de questions ». Bingo. Le ti-punch aidant, Frédéric Terreaux est quelqu’un qui se livre volontiers. Et son histoire, racontée sur le ton le plus naturel qui soit, est de ce genre d’histoires qui font taire les autres.
« Moi ? Je suis un régatier du dimanche », commence-t-il. Il a appris la voile en participant à des courses sur son temps libre. « J’ai été adopté par un ou deux vieux surmotivés qui m’utilisaient comme homme à tout faire sur leur bateau. Je passais mon temps à me faire engueuler, je revenais à la maison d’une humeur massacrante. Ma femme ne comprenait pas trop ». Une école « à la dure » mais qu’il a appréciée. « Des types très pointus. Ils me reprenaient tout le temps parce que je n’utilisais pas les bons termes. Déjà qu’en français c’est pas simple, alors en anglais… ».
Fred vit depuis quinze ans en Australie avec son épouse Véronique et leurs deux fils. D’abord Melbourne, puis Sydney. Architectes tous les deux, ils ont vite trouvé un emploi dans ces grandes métropoles. Mais Fred s’adapte mal à la culture des grandes entreprises pour lesquelles il se retrouve à travailler, très différente de celle des cabinets français. « C’était un enfer corporate », résume-t-il, un rictus à la bouche. Il tient tout de même le coup jusqu’à ses 54 ans, changeant régulièrement d’une entreprise pour une autre.
En 2019, quelques mois avant le Covid, il claque la porte pour se consacrer à son autre passion : la peinture. « Et… tu as des photos de ce que tu peints ? Des exemples ? ». Fred sort son téléphone – le genre de moments délicats où l’on pense en son for intérieur, si si, vous voyez ce que je veux dire, « et si c’est moche, nul, horrible, laid à mourir… je lui dis quoi ? ». Ce que Fred me met sous les yeux ne me demande aucun effort de fausseté : des paysages urbains au réalisme digne des meilleures photos, des portraits aux expressions plus vraies que nature. Je suis soufflée. Le personnage m’intrigue d’autant plus.
« Tu donnes ton chèque et là, t’as un gros coup de blues »
Enfin libre, notre architecte-peintre passe tout son temps à son atelier. Il traverse l’année 2020 et la période du Covid sans bien réaliser ce qui se déroule à l’extérieur. Au bout de trois ans de peinture, il se retrouve « à sec », selon ses propres mots : « je m’étais jeté dans mes tableaux, j’en avais besoin. Une fois que j’ai été rassasié, j’ai réalisé que je n’avais plus de projet ». S’acheter un bateau et partir naviguer ? « Ce serait une jolie histoire à raconter. Et si j’attends trop, je serai trop vieux ».
Fred s’était déjà offert, trois ans auparavant, un voilier de 29 pieds pour faire des sorties seul ou entre amis autour de Sydney. Là, l’idée est différente. Il cherche un voilier habitable, ni trop petit ni trop grand (39 pieds lui semblent un bon compromis), facile à manœuvrer seul et capable d’aller un peu partout. Trois critères guident ses recherches : la hauteur sous barreau (Fred mesure 1m93), une barre franche (« pour pouvoir le diriger avec les genoux tout en réglant autre chose ») et un faible tirant d’eau. Il tombe vite sur l’annonce d’un JF 39, dessiné par l’architecte Jacques Fauroux. C’est une construction en strip planking : du contreplaqué recouvert de résine, « quelque chose de rigide et de léger, qui ne se fait plus aujourd’hui ». Le bateau a 25 ans, il a été construit en Côte d’Ivoire et il est à Sète. Dans un champ.
Fred prend sa décision en 15 jours. Véronique, son épouse, est très sceptique. « Ce projet, au début, elle ne voulait pas en entendre parler ». Fred réussit à lui vendre l’idée d’une navigation en solitaire d’un an maximum au cours duquel elle le rejoindra tous les deux mois « à des escales où l’on n’irait jamais autrement ». Il envoie 1000 euros pour réserver Dolphin Street, achète son billet d’avion et débarque en France. Il n’a pris qu’un aller simple. « Et là tu arrives dans le pré, tu donnes ton chèque et t’as un gros coup de blues ».
Dolphin Street est globalement en bon état, son précédent propriétaire en a pris soin. Seul le moteur requiert une remise à niveau importante. Fred fait remplacer le gréement et offre à son futur compagnon de route un nouveau génois – grand-voile et spi (le fameux qui lui donnera tant de fil à retordre pendant sa transpacifique) restent d’origine. Un bon antifouling et hop, le voilier est mis à l’eau à l’étang de Thau en septembre 2022. Un mois plus tard, Fred largue les amarres.
Apprendre à naviguer seul
Dès le départ, le moteur se rappelle à son bon souvenir : Fred doit se dérouter vers Barcelone pour réparer. Puis ce sera le trajet classique de sortie de la Méditerranée : Malaga, Gibraltar. Véronique le rejoint une première fois aux Canaries. La transatlantique se déroule sans accroc jusqu’en milieu de parcours, moment où le pilote automatique décide de se mettre en grève. J’interromps Fred dans son récit : « toi aussi, le pilote ? Et… tout seul? ».
Fred dispose d’un pilote automatique de secours, qu’il installe en pleine mer. La machine lui sera fidèle jusqu’au bout. Mais l’ambiance générale de la traversée a basculé. « C’était la première fois que je naviguais seul : j’étais hyper concentré, j’ai eu du mal à gérer mon sommeil. J’avais tout le temps une boule à l’estomac, j’imaginais les pires scenarios ». Une nuit, alors que le vent monte jusqu’à 35 nœuds, Fred détache le sac de survie et se prépare à devoir quitter le navire. « Tu es tout seul pour prendre les décisions, personne avec toi pour te donner son avis. Le cerveau s’emballe. Ça s’est calmé au matin, j’ai tout rangé ».
Dolphin Street atterrit à Sainte Lucie puis remonte vers la Martinique pour se faire installer un nouveau pilote. Puis c’est la traversée de la mer des Caraïbes, afin de rejoindre le canal de Panama. « Ça a été le plus sportif. Pas le plus dur, car j’avais déjà l’expérience de la transat… Mais ça a bastonné tout le temps, jamais moins de 25 nœuds. J’ai évité de passer trop près de Carthagène, en Colombie, ça soufflait à 40 nœuds là-bas. Je suis quand même arrivé exténué ».
Le 11 mars 2023, un jour avant Jade et quelques jours après notre premier apéro commun, Fred lève l’ancre du mouillage de Playita, au Panama. 36 jours de transpacifique l’attendent. « Même si c’était long, je ne l’ai pas du tout vécu de la même manière que les précédentes traversées… Vous étiez là. Ce petit mail quotidien, ça a tout changé. Même si tu sais qu’on ne peut pas tellement t’aider en cas de problème, tu peux au moins dire à quelqu’un que tu es dans la mouise ».
11 avril 2023. « Après-midi de rêve. Enfin du vent à 17 nœuds, toutes voiles dehors, à surfer quelques fois sur les portières ! Le surf dans les alizés, quoi ! Celui qu’on attend quand on part faire une transpac… fallait juste attendre un mois. Je suis regonflé à bloc, rien ne m’arrêtera ! ».
Fred ne sait pas encore que, comme pour nous, le vent tombera deux jours avant son arrivée à Hiva Oa. Le mail quotidien n’en sera pas moins envoyé jusqu’au bout – même le 15 avril, alors que Jade a jeté l’ancre en début d’après-midi dans la baie de Tahauku. « Je prévois d’arriver demain en fin d’aprem. Si ça ne vous coupe pas l’apéro, j’essaierai de vous contacter sur le 72 ». Vers 16 heures le 16 avril, Christophe et moi allons nous poster au bout de la baie, paire de jumelles à la main. Un triangle blanc se profile à l’horizon. Avec un peu de chance, Dolphin Street arrivera juste avant le coucher du soleil. La canette d’Hinano est au frais, le comité d’accueil est en place. Les Marquises : Sydney n’est plus si loin.
Quelle belle histoire, quel courage et surtout gardez le cap ! BRAVO !!!
Super portrait Estelle! Et j’en apprends beaucoup moi aussi sur son voyage…
Pleins de bises et bon vent!
Véronique
Merci pour ce beau papier.
Vous faites rêver a travers votre regard et cette plume vivante.
C’est a chaque fois un conte.
Trop fier d’être dans vos pages!
Bon vent a Jade.
Belle histoire.. Inspirante
Excellent!!
Très belle plume ! Je n’avais pas encore pris le temps de lire le blog … ahah, c’est tellement bien écrit que je risque de tout dévorer d’un coup !
Une jolie rencontre
Admiration TOTALE pour Fred !!!
Une pensée émue pour sa femme Véronique qui le laisse réaliser ce projet vraiment dingue!
Et des remerciements très vifs au narrateur ou à la narratrice ( ?) au style merveilleux !
Marie-Eve