Journal de Transpac (2/3) – Pot au noir, même pas mal!

Nous les avons attendus, priés. Plusieurs fois, nous avons presque douté de leur existence. Ces alizés censés nous propulser comme une fleur jusqu’aux Marquises… une légende, ou quoi? Et puis un soir, à trois degrés Sud de l’équateur, le fond de l’air a fraîchi.

 

13 mars 2023 – Transpacifique, jour 2

4 heures – Première nuit de transpacifique. Avec délectation, je retrouve les étoiles. Là-haut déjà, plus de lumières parasites. Au détour de mon livre, Dumas me fait un clin d’œil : « Quelle solitude à la fois plus immense et plus poétique que celle d’un bâtiment qui flotte isolé sur la mer, pendant l’obscurité de la nuit, dans le silence de l’immensité ? ».

11h30 – Le vent nous offre une petite brise à 7-8 nœuds. Allons tenter le code. À chaque fois, toute une mission.

12h30 – Quel plaisir d’être enfin passés à la voile ! Grâce au courant et à notre voile légère de 120 m², parvenons à déplacer les 25 tonnes de notre Jadounette à un peu plus de 4 nœuds avec un peu moins de 10 nœuds de vent. Pas de houle, la voile ne bat pas. Le moteur se repose, nous aussi. Le voyage commence.

15h30 – Venons de prévenir famille et copains par téléphone satellite : ça y est, nous sommes bel et bien partis. Avons passé une petite heure, également, à échanger avec trois bateaux copains partis juste avant nous : François et son équipier Claude sur Domino, Fred qui traverse en solitaire sur Dolphin Street, enfin Anne-Claire et Thierry qui foncent, avec leur fille Valentine, sur leur catamaran léger Kudeta. Ces mails ont toutes les chances de devenir quotidiens. L’idée nous plaît bien.

La pâte à pain gonfle tranquillement sous son torchon. Christophe a sorti le saxophone. De mon côté, je retrouve avec plaisir Edmond Dantès que j’avais laissé dans son cachot à la fin du premier tome dans l’idée de le retrouver précisément maintenant, pour mes premiers jours de transpac. Le Comte de Monte-Cristo, version intégrale en six volumes. Un mois en mer, ça rigole pas.

21 heures – Conscience aigüe, la nuit plus encore que le jour, de n’être qu’une coque de noix qui tangue au milieu du rien. Jade : notre petite maison sous les étoiles.

 

14 mars 2023 – Transpacifique, jour 3

2h30 – La nuit que je retrouve pour mon second quart n’est plus la même que celle du premier. Elle est une brume grise qui unit la mer au ciel. Les éclairs ne sont pas loin – mais pas sur nous. Le vent ne dépasse pas les 3-4 nœuds. Le pot-au-noir, déjà ?

4h30 – Deuxième nuit au large et déjà seuls au monde. J’ai beau scruter le vide à la jumelle : contrairement à hier, mon œil ne trouve rien pour m’indiquer l’horizon. Aucune lumière de cargo, aucune ligne de côte. Trente nuits à venir semblables à celle-ci.

 

 

18h30 – Venons de pêcher le plus gros poisson que j’aie jamais vu au bout d’une ligne. Une sorte d’espadon, peut-être un marlin. 2 mètres 40. Ça nous a embaumé tout le cockpit, une vraie poissonnerie. Toujours pas compris comment Christophe a réussi à le remonter à bord, après une heure de lutte et un bon litre de rhum versé dans les ouïes de la bête. Un animal superbe, bien trop gros pour nous deux, on s’en veut presque. Merci le congélo. On va en manger pendant deux semaines.

 

 

22h30 – C’est fou ça : au milieu de l’immensité du Pacifique, sommes passés à moins d’un mille du catamaran d’Anne-Claire et Thierry ! Depuis le début de mon quart, ce bateau sans AIS m’intriguait. Ça n’était visiblement pas un cargo, puisqu’il allait moins vite que nous… Mais il se rapprochait. Dans le doute, j’ai tout éteint: notre propre AIS, nos feux de navigation… avant de réveiller le capitaine. Bien sûr, une fois Christophe debout, une cible apparaît sur la carte : c’est Kudeta ! Christophe les appelle à la VHF : ils ont des soucis de connectique, leur AIS s’allume et s’éteint comme ça lui chante. Eux aussi avaient repéré notre lumière verte il y a quelque temps. L’échange prend fin en se souhaitant bonne nuit, avec l’assurance de voir leur bolide repasser devant nous dès que le vent aura monté de quelques nœuds.

 

 

15 mars 2023 – Transpacifique, jour 4

10 heures – Réveillée par le bruit de la grand-voile qu’on étarque au-dessus de ma tête. Puis sensation étrange, dans un demi-sommeil encore, que mon lit bascule sur tribord. Sommes passés à la voile. Les mouvements du bateau m’apprennent d’emblée que l’on ne doit pas avancer trop mal.

Dehors, je trouve mon capitaine tout sourire. Avons entre 10 et 12 nœuds de vent de travers, Jade file à 6 nœuds sur une mer plate. Conditions superbes. Multiplier les expériences de navigation apporte cela, entre autres : la capacité à se réjouir lorsque, et ça n’est pas si courant, tous les voyants sont au vert.

11h30 – Viens de passer une heure à nous concocter un carpaccio de marlin pour ce midi. Avec la gîte du bateau, pas si facile de cuisiner précis. Une fois bien installée dans le cockpit avec tous mes ingrédients et instruments sous la main, je prends mon temps, je m’applique.

En navigation, le temps se dilate. Une activité que l’on aurait faite à terre à la va-vite, entre deux urgences ou en même temps qu’autre chose, prend une valeur nouvelle. Elle est importante en soi, non seulement parce qu’elle va nous permettre de nous faire plaisir (en mangeant bien ce midi, par exemple), mais aussi parce qu’elle fait, tout simplement, passer le temps.

J’aimerais garder cet état d’esprit, autant que possible, lorsque nous aurons retrouvé la terre ferme : réhabiliter les petites choses et leur consacrer le temps, l’attention, qu’elles méritent.

 

 

14 heures – Message de Kudeta : panne de leur système hydraulique, ils font demi-tour vers Panama. Trois jours de mer pour rien. Décidément…

19 heures – En fin de journée, avons entraperçu, au loin, le dos gris de deux baleines émergeant du tapis bleu de la mer. Par deux fois, un souffle blanc est monté vers le ciel. Puis elles ont dû plonger. Ne les avons pas revues. Malgré tout : nos toutes premières baleines du voyage.

Ce soir, devant le soleil couchant, avons remonté nos montres de 20 minutes : avons décidé, arbitrairement, que l’instant où la boule rouge touchait l’horizon indiquait 18h30. En procédant ainsi régulièrement jusqu’aux Marquises, devrions ne pas être trop décalés à l’arrivée.

20h30 – Début de nuit à la voile malgré le peu de vent. Avançons à 4 nœuds. Comme les nuits précédentes, quelques cellules orageuses illuminent la nuit ici ou là. Si par hasard l’un de ces nuages nous passe dessus, le vent pourra monter de 20 nœuds en dix secondes. Avons pris un ris à la grand-voile – comme toujours de nuit.

Les nuits à la voile pourraient sembler plus reposantes que celles au moteur car moins bruyantes, moins mouvantes. C’est ce qui trompe. Notre sécurité dépend du vent. Et le vent a ses caprices qu’il est plus difficile, dans le noir, d’anticiper.

21h30 – Magie d’une nuit calme, lente, où les seules « rafales » atteignent difficilement les 8 nœuds. Jade glisse à la vitesse d’un homme qui trottinerait sur les eaux. Mélodies mêlées des vagues contre la coque, du peu de vent dans l’éolienne, de la pompe du pilote automatique qui corrige, sans trêve, notre cap… Vrou-vrou… Au-dessus de ma tête, les points scintillants des étoiles dessinent des voies lactées. Là derrière moi, les éclats du plancton font un ruban phosphorescent sur la mer. Entre ces deux traces de lumière, celle d’en-haut et celle d’en-bas, celle du ciel et celle de l’eau, je ne sais pas choisir.

 

16 mars 2023 – Transpacifique, jour 5

16 heures – Un paille-en-queue nous tourne autour depuis deux heures. Plumes blanches et bout des ailes noir, fin bec rouge, éventail caractéristique de la queue prolongé par une longue traine blanche. Sur la carte, sommes à 360 milles du continent américain, à 80 milles du petit point jaune de Coco Island. Je me souviens que nous avions croisé l’un de ces oiseaux, déjà loin de tout, au milieu de notre transatlantique.

Est-ce le doux son du saxophone du capitaine qui l’attire ? En tous cas, il semble rechercher notre compagnie : il tournait autour de l’arrière du bateau tant que nous étions dans le cockpit, il est passé à l’avant lorsque nous sommes allés ranger le code sur le pont. Prêt à se poser, par moments. Dès que nous nous sommes trop intéressés à lui, un morceau de pain à la main (denrée pourtant précieuse à bord), il est parti. Le regarder tourner nous aura occupés une partie de l’après-midi. Tout aussi curieux que lui.

 

 

17 mars 2023 – Transpacifique, jour 6

 

3h15 – L’organisation de nos quarts fait que je vois les levers de lune, pas ceux du soleil. C’est voulu. Je veille la première de 20 heures à 23 heures sur une période où, de toute façon, je n’arriverais pas à m’endormir. Christophe prend le relais de 23 heures à 2 heures du matin, j’enchaîne de 2 heures à 5 heures, et il finit. De cette manière, lorsque je me couche la seconde fois, je n’ai pas de réveil à mettre : puisque je sais, depuis la transatlantique, que j’ai besoin de plus de six heures de sommeil par nuit (ce qui suffit, par contre, à mon capitaine), j’émerge en général vers 10 heures du matin. Pas de lever de soleil donc, mais une lune qui, minute après minute, monte, change de couleur et mange un peu plus le noir de la nuit.

 

 

Midi – Premier grain de la traversée. Alors que nous nous trainions un peu depuis ce matin, le capitaine se refusait à mettre le code. Il avait vu le truc venir – n’est pas capitaine qui veut. En deux minutes, le vent est monté de 8 à 25 nœuds, Jade a pris une dizaine de degrés de gîte, la pluie nous est tombé dessus. Génois déjà réduit, Christophe est sorti sous la flotte prendre un ris dans la grand-voile. D’autres grains, petits frères du premier, se profilent à l’horizon. On se sent vulnérables, malgré tout.

 

 

 

 

20h30 – Ce soir, nous sommes neuf à bord – mais seulement deux à assurer des quarts : au coucher du soleil, sept passagers clandestins à bec bleu et plumes brunes sont venus se poser, l’un après l’autre, sur la delphinière et les filières rigides à l’avant du bateau. À la nuit tombée, lorsque Christophe est allé à l’avant prendre un ris, ils n’ont pas daigné bouger.

 

 

 

 

 

18 mars 2023 – Transpacifique, jour 7

2 heures – Christophe vient de me réveiller. Dans un demi-sommeil, il me semblait bien entendre un bip-bip familier.

Nos deux pilotes hydrauliques ont décidé de cesser de fonctionner. Comme ça. Au bout de six jours sans aucune alerte. Est-ce parce qu’hier, pour la première fois depuis le départ, nous avons eu des conditions un tout petit peu plus costaudes, sous un grain ? Mais alors, pourquoi auraient-ils continué de fonctionner pendant l’épreuve, pour nous lâcher douze heures après ?

Sommes passés sous pilote de secours, le « mécanique », celui qui fonctionne sur drosses. Cette nuit, au moteur, sans vent et sans houle, il tient bien. Pendant ce temps, notre moteur de pompe hydraulique refroidit. Sauf qu’il n’était pas particulièrement chaud. C’est à n’y rien comprendre. Demain, à la lumière du jour, Christophe pense installer le moteur de pompe neuf qui nous a été livré de France juste avant le départ de Panama. Aucune certitude que cela résolve le problème. Mais il faut bien tenter quelque chose.

7 heures – Christophe est dans la soute. Cette nuit, tout en barrant à tour de rôle (le pilote sur drosses ne tenait qu’à moitié), avons beaucoup parlé. Au cas où le changement de la pompe hydraulique ne fasse pas redémarrer nos pilotes 1 et 2, trois options s’offrent à nous :

    1. Rentrer au Panama. 10 jours de navigation contre le vent et les courants. Mêmes conditions que si nous continuions notre route : se relayer à la barre H24. Mais sans la perspective de toucher au but, et avec le risque de ne pas avoir le courage de repartir.
    2. Se dérouter vers les Galapagos. Rien ne garantit qu’on nous y accepte : les règles d’entrée sont drastiques (notamment sur la propreté de la coque), raison pour laquelle nous n’avions pas prévu cette escale. À supposer que l’on nous accorde un arrêt technique de quelques jours (gratuitement, car sinon le droit d’entrée s’élève à 3000 USD), il est peu probable que l’on puisse trouver sur ces îles isolées le technicien capable de résoudre en trois jours un problème que deux spécialistes du Panama n’ont pas résolu en un mois.
    3. Continuer notre route. Ce qui signifie, potentiellement, trois à quatre semaines de navigation en se relayant à la barre. Quand on ne barre pas, dormir. Si l’on est tous les deux trop HS, se mettre à la cape quelques heures et récupérer. Quoiqu’il advienne, rester soudés comme les doigts de la main. D’autres l’ont fait avant nous…

Avions convenu de ne pas prendre de décision cette nuit, à chaud. D’attendre les lueurs du petit jour. Pourtant, l’une des options s’impose déjà. Par défaut.

Nos préparatifs et notre première semaine de Transpacifique en vidéo!

 

20h30 – Journée difficile – comment aurait-il pu en être autrement ? La matinée s’est déroulée, pour Christophe, dans la soute arrière, et pour moi, penchée au-dessus de lui, à lui passer les outils – tout en récupérant notre cap à chaque décrochage du pilote de secours. Une fois le nouveau moteur de pompe installé et le calibrage des pilotes effectué… contre toute attente, tout s’est remis à marcher parfaitement !

Ce soir, le bip-bip a de nouveau retenti. Décrochage. Raccrochage. Plusieurs fois d’affilée. Pour l’instant, on reconnecte à chaque fois et ça tient. À chaque fois aussi, nos cœurs font un  bond. Nos nerfs sont à vif. Avons trop peu dormi la nuit dernière. Mais à bien y regarder, devoir réinitialiser le pilote toutes les heures n’est rien par rapport à l’idée de devoir barrer à tour de rôle pendant quatre semaines. Et même si, au final, nous devions en venir là, chaque journée, chaque nuit, chaque heure pendant laquelle le pilote tient est autant de temps de repos de gagné pour la suite.

Soyons philosophes : s’il faut barrer, nous barrerons. S’il faut se mettre à la cape chaque fois qu’on n’en pourra plus, nous le ferons. Et s’il nous faut deux mois pour arriver aux Marquises… les bateaux-copains nous y prépareront un apéro de seigneurs !

 

19 mars 2023 – Transpacifique, jour 8

20 heures – Aujourd’hui dimanche, une semaine après notre départ, nouvelle étape : cap au Sud, à l’Ouest des Galapagos, pour aller chercher les alizés, là tout en bas. Par chance, ils sont établis en ce moment nettement plus haut qu’il y a une semaine. Le contretemps de notre second faux départ nous sera peut-être, finalement, bénéfique.

Nouvelle journée de pétole, à 3 nœuds sous code zéro avec 6 à 8 nœuds de vent. En ai profité pour nous cuisiner une petite mousse au chocolat pour fêter notre première semaine en mer.

Nos pilotes lancent leur bip-bip régulièrement. Beaucoup moins souvent aujourd’hui qu’hier. Pourquoi ? Aucune idée. Encore une journée paisible où nous sommes dispensés de barrer et où la vie s’écoule à son rythme si particulier : je vais me coucher à 5h après mon second quart, Christophe prend la relève et au lever du jour, fait tourner le désalinisateur une petite heure. J’émerge en général vers 10 heures. Préparation du déjeuner : depuis notre départ je me surprends à cuisiner un peu, ce qui n’est pas dans mes habitudes – à la fois pour que nous ne perdions aucune denrée fraiche et parce que j’ai le sentiment que cela nous fait du bien au moral. Déjeuner, petite sieste, réponse aux mails de la famille et des copains reçus par satellite. Puis lecture, sieste, musique, ou re-cuisine au choix. Vers 17 heures, douche à l’eau de mer sur la jupe arrière, rinçage à l’eau douce, apéro face au coucher du soleil, réglage des montres, dîner. À 20 heures tapantes, Christophe se couche et je commence mon premier quart. Dans ces longues journées en mer, instaurer un rythme, une routine, des rendez-vous quotidiens à deux, tout cela fait du bien.

 

 

21 heures – Dans ces parages des Galapagos, la veille de nuit consiste essentiellement à surveiller les éventuels bateaux de pêche – souvent sans AIS mais a priori éclairés car en plein travail. Je lève donc régulièrement les yeux de mon livre et scrute la nuit à la recherche d’une hypothétique lueur à l’horizon. Sauf que mes yeux, de suite, son happés plus haut. Vers ces autres lumières, ce firmament magnifique que je ne sais pas lire. Là-haut, vert et rouge du mât se balancent devant un plafond de lucioles, certaines dont l’éclat est puissant, d’autres plus faible, certaines d’un blanc éclatant, d’autres aux teintes plus dorées. À force de les regarder, on en décèle chaque seconde de nouvelles, de sorte que ce ne sont plus des loupiotes éparses que l’on contemple mais bel et bien une voie lactée, ou plutôt des voies, larges rubans d’étoiles s’entrecroisant sur la voute sans fond du monde…

J’étais là pourquoi, déjà ? Ah oui, les bateaux de pêche. Le regard redescend d’un cran, rien à signaler, je retrouve Monte-Cristo qui vient d’arriver à Paris.

 

20 mars 2023 – Transpacifique, jour 9

14 heures – Très belle journée. Depuis ce matin 7h30, marchons à la voile avec 10-12 nœuds de vent au grand largue, d’abord sous génois puis, lorsque le second se fut levé et eut pris son petit-déjeuner, sous code. Tranquilles à 5 nœuds sur une petite houle pas méchante et une mer bleu roi, quelques cumulus de beau temps là-haut, des groupes d’oiseaux de mer posés sur l’eau et même, par deux fois, au loin, le jet et le dos gris de deux baleines.

Le capitaine pique un petit somme post-déjeuner. Ce midi, avons achevé le marlin que nous avions au frigo, accommodé à tous les repas depuis une semaine. Le reste est au congélateur, il y a moins d’urgence à le consommer. On va pouvoir se permettre de varier les protéines. Plutôt contente, d’ailleurs, de notre gestion de la cambuse : non seulement nous n’avons gâché aucun morceau de poisson, mais dix jours après le départ, sans avoir jeté aucun fruit ou légume pourri, il nous reste une ou deux salades à faire, des courgettes en très bon état, des carottes toutes belles, avant d’attaquer les indestructibles potirons. Ensuite, ce sera riz-pâtes-patates et légumes en boîte. Nos faux départs successifs nous auront au moins servi à cela : corriger nos erreurs en termes d’approvisionnement et de gestion du frais.

 

 

19 heures – Christophe livre une bataille sans merci aux oiseaux de mer qui, tous les soirs, cherchent à élire le mât de Jade comme perchoir pour la nuit. Guano garanti au petit matin – ou pire, la girouette cassée !

 

21 mars 2023 – Transpacifique, jour 10

7h30 – Réveil sous un bon gros grain, il pleut, le ciel est complètement bouché. Tout est gris. J’apprends par un mail de mon père le décès d’une vieille dame que j’aimais beaucoup. C’est le printemps.

20 heures – Aujourd’hui, fatiguée. Réveillée tôt par la pluie. Assommée dès les premières minutes par une nouvelle d’une tristesse infinie. Forcément, tout cela s’est ressenti sur mon humeur… Et lorsqu’il n’y a que deux membres d’équipage à bord, une seule personne à qui parler, l’humeur de l’un déteint nécessairement sur l’humeur de l’autre, et influe directement sur l’ambiance de l’ensemble.

Je le sais depuis la transat : le sommeil, c’est mon point faible. Il faut que j’y sois hyper vigilante. Dormir mes huit heures quotidiennes minimum, et si c’est impossible pour une raison quelconque, rattraper dès le lendemain. Trop important. La réussite de cette transpacifique tient en partie en équilibre sur ce fil, non pas d’Ariane, mais de Morphée.

 

Petit grain du matin, chagrin.
Petit grain du matin, chagrin.

 

22 mars 2023 – Transpacifique, jour 11

18 heures – Jade vient de passer dans l’hémisphère Sud ! Nous avons vu 00°00’000 d’affiché sur la carte. Un petit pas pour le bateau, un grand pas pour l’équipage.

Le capitaine a bien joué le jeu. Il m’a baptisée comme il se doit. Qui plus est, avec les mots qui furent ceux qui baptisèrent mon grand-père, officier de marine sur le croiseur Jeanne d’Arc, qui passa l’équateur pour la première fois le 2 novembre 1953. À bord du navire-école, en cette occasion toute particulière, les moyens n’étaient pas les mêmes – et les protagonistes, plus nombreux :

« Pour le passage de la ligne, le charpentier s’est mis au travail et une piscine miniature se dresse maintenant sur le spardeck. Toutes les activités du bord sont suspendues, soixante néophytes seulement à baptiser, les grands prêtres de Neptune vont pouvoir prendre tout leur temps. Neptune s’avance, majestueux ; les femmes qui l’accompagnent sont parait-il des matelots mais le grimage est excellent. Neptune et sa suite prennent place sur la passerelle arrière convertie pour la circonstance en tribune officielle. Et à la fin de son sermon moralisateur, le curé du haut de son perchoir s’écroule dans la piscine, inaugurant l’auguste baptistère. Aussitôt une demi-douzaine de sauvages envahissent la piscine. La cérémonie commence, le « bidel » en tête, un coup de rasoir du barbier, un séjour prolongé dans l’eau de la piscine devenue noirâtre maintenant ; mais le plus embêtant est ce badigeonnage à la farine qui nous transforme en véritables plâtriers. La douche froide qui nous attend à la sortie ne fait qu’en accentuer les méfaits, la farine se coagulant dans les cheveux et y laissant des plaques très difficiles à enlever. Personne n’y échappe, même le chien – Max ; cependant pour lui Neptune se montre compatissant, il n’a droit qu’à un baptême symbolique. » – Henri Guyader

Un moment bien marrant que ce baptême – marrant autant qu’émouvant. Celui qui m’eut dit il y a trois ans que je passerais l’équateur sur mon propre bateau, baptisée par mon amour de capitaine déguisé en Neptune, je lui aurais ri au nez [images à venir dans notre prochaine vidéo, bien entendu!] Comme quoi, la vie… Hier La Rochelle, aujourd’hui l’Equateur, demain l’Antarctique.

 

 

23 mars 2023 – Transpacifique, jour 12

10h30 – Réveillée par un roulis inhabituel. Jade est à l’arrêt, la soute moteur est ouverte. Je crois d’abord à un problème technique (encore un !) mais non, Christophe me rassure de suite : il a décidé de profiter de la pétole complète (3 nœuds de vent) pour se lancer dans une vidange du moteur. Il est coincé dans son entreprise depuis une heure parce que je dors au-dessus du stock de filtres à huile. Ah, mon capitaine…

On profite de cette pause pour faire un plouf dans le Pacifique par 3600 mètres de fond. Dûment attachés par un bout et chacun notre tour, comme il se doit. La mer est une longue ondulation de satin bleu. Dans l’eau, quelques filaments de méduses et deux poissons minuscules. Christophe ne peut s’empêcher de sortir la spatule et gratter la coque. Des pousse-pieds d’une taille fort honorable ont déjà commencé à la coloniser : aux Galapagos, on se serait refouler comme des malpropres, pour sûr !

19h10 – Un ciel rouge sous une barre de nuages gris-bleu. Le soleil est couché. Un minuscule croissant de lune tourné vers le point brillant de Vénus annonce les nuits de plus en plus éclairées qui nous émerveilleront jusque début avril.

 

 

20h15 –  Une peur effroyable. Comme ça, dans la nuit noire. Sous un grain. Nous venons de finir de dîner lorsque d’un coup, sortant du noir juste derrière nous, trois spots lumineux les uns au-dessus des autres font leur apparition. Je prends les jumelles : une grosse lancha fonce sur nous, six ou huit hommes à bord.

Je hurle « Christophe », les hommes crient aussi, des mots que je ne comprends pas. Peut-être de l’espagnol. « Christophe ! ». Mon capitaine court prendre la barre à l’arrière. La lancha s’approche toujours, à s’en coller à nous, d’abord sur notre tribord puis notre bâbord, les hommes crient toujours. Ils nous montrent la lumière puissante d’un gros chalutier, au loin, qui nous a doublés cet après-midi… peut-être viennent-ils de là-bas ? Nous sommes à 400 milles de la terre la plus proche, les Galapagos : d’où pourraient-ils sortir autrement ? Que nous veulent-ils ? Ils continuent de pointer leurs bras vers le chalutier, de crier, peut-être nous proposent-ils de les suivre là-bas, on ne comprend rien. Christophe répond simplement « no no », me demande d’aller chercher le projecteur, « no no ». Le grain redouble d’intensité, et finalement, nous est profitable : au bout de 10 minutes qui paraissent une heure, la lancha cesse de nous talonner, et bientôt, son triple projecteur s’éloigne dans la nuit.

Le regard de Christophe, sous sa lampe frontale, dit la même chose que le mien: il a cru, comme moi, à une attaque. Certainement des pêcheurs, qui ne cherchaient qu’à nous vendre du poisson… Mais de nuit, si loin de tout, rattrapés à toute berzingue… À présent, leur lumière a disparu. Avons éteint les nôtres, et resterons invisibles sur la mer pendant de nombreuses nuits, je pense. Mon cœur ne parvient pas à ralentir. Ça, après nos soucis de pilotes et la perte de quelqu’un qu’on aime, avec la fatigue chronique qui commence à s’installer, ça fait beaucoup pour lui en si peu de temps. Respirer. Ne pas craquer.

21h20 – Le capitaine a fini par aller se coucher, me recommandant la vigilance : sommes sans AIS et sans feux de navigation dans une zone où nous pouvons très bien croiser d’autres bateaux de pêche. Ce soir, la nuit d’habitude si douce est devenue hostile. La pluie est revenue.

 

24 mars 2023 – Transpacifique, jour 13

19h30 – C’est fou comme, au milieu du rien pourtant, les journées peuvent se suivre sans se ressembler. Aujourd’hui, journée un peu pénible : toujours peu de vent (huit nœuds), des grains qui se succèdent et, petite nouveauté, une houle de Sud désordonnée plus forte que le vent qui l’accompagne… Effet gerbos garanti.

Mais attention, ce soir, gros changement : on a du vent ! Le temps d’un ti-punch, le temps a changé. Depuis une demi-heure, nous touchons un petit 15 nœuds à peu près constant. Les alizés seraient-ils enfin au rendez-vous ? On va se coucher heureux et pleins d’espoir. Marquises, nous voilà !

17 Comments

  1. Bonjour ou bonsoir à l’équipage de Jade..
    Je ne crois pas lors de nos soirées à Moutella il y a quelques années..avec Christophe avoir évoqué mes virées voileuses
    La tenue d’un journal de bord est un véritable trésor qui permet après de nombreuses années de ne rien oublier
    Et de partager des expériences hors sentiers battus
    Merci de votre partage amicalement

  2. Moi je dis tout simplement balèze avec toutes ses péripéties… Bravo 👏 👏 👏 à vous deux 😉

  3. Tous les détails, les changements d’allure et d’humeur, quelle intensité dans l’écriture ! A la hauteur de toutes ces péripéties…
    Une semaine à peine de compte-rendu, et on a l’impression que ça n’arrête pas… Et pourtant, vous êtes bien arrivés…! Bravo, j’attends la suite avec impatience 🙂

  4. Ca sent, ça pue même le vécu, tout ça, pour le lecteur qui a déjà eu la chance de vivre la même vie!
    En nav au long cours, aucune journée ne ressemble aux autres; aucune préparation à terre,, si méticuleuse soit-elle, ne peut tout parer à l’avance.

    Ils s’aiment d’amour, ces deux-là et ils aiment l’aventure en acceptant à l’avance les aléas…Ils iront loin!
    Merci pour ces moments de lecture d’une grande intensité: on est à bord avec eux!
    Merci.

  5. Toujours aussi passionnant. Merci
    Question stupide: pourquoi n’avoir pas installé un régulateur d’allure?
    Si je peux me permettre , je trouve que vos petits ennuis de pilote rajoutent du suspense à votre belle histoire 😃

  6. Récit captivant et magnifique, comme d’habitude, et visuels qui accompagnent parfaitement, bravo les Amis, continuez à nous faire rêver et profitez bien des Marquises.
    bises des VdW

  7. Haha, merci Michel! Pour l’instant nous n’envisageons pas de régulateur d’allure car nous avons tout de même 3 pilotes dont un quasiment neuf, nous aimerions pouvoir les faire fonctionner correctement (ce qui fut le cas pendant un an et demi)! Et puis nous n’aurions pas vraiment la place… Mais ça se réfléchit.

  8. Quelle intensité ! Que d’émotions à vous lire! Estelle, tu as le talent de nous faire vivre votre aventure! On a l’impression d’y être. Ouf! Vous êtes enfin arrivés ! Profitez bien de notre belle Polynesie

  9. Ces récits sont toujours aussi passionnant ❤️ quelle plume et quels aventuriers vous faites !👍 . Prenez soins de vous et bon courage à vous deux. Bon vent 🌬️

  10. Je n’ai pas encore laissé de message mais suis vos aventures depuis le début. Merci de nous faire partager ce voyage. On rêve et on tremble grâce au talent d’écrivain d’Estelle. On attend la suite du chapître à chaque fois. Là, à Paris le soleil vient de se lever et pourtant, pendant une demi heure j’ai vogué avec vous sous les étoiles de l’hémisphère sud. Bien amicalement à vous deux et bon vent ! Magali

  11. Difficile de na pas vous aimer 😉
    Votre voyage me rappelle qu’il est temps pour moi de larguer les amarres, seul ou accompagné.
    Bon vent pour la suite, j’espère un jour avoir la chance de vous croiser sur mer ou terre quand vous rentrerez au pays.
    Bonne route

  12. Bonjour vous deux, la seule série ou dans le temps on aurait dit feuilleton.. que je suis avec plaisir.
    Toujours aussi épatants de vous lire ou relire ( par ex dans V&v 😉 )
    Vivement la 3/3 et suite…
    A bientôt aux Marquises

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