Journal de Transat (2/3): 1000 milles au compteur

Épisode 2: où l’on pèche le plus gros poisson de notre vie et faisons la connaissance des grains, la nuit… 

 

16 décembre 2021 – Transat, jour 5

7h10 – La pétole est arrivée dans la nuit. Avons lancé le moteur. Toutes les alarmes ont été mises en route (radar, AIS…) et nous avons pu faire chacun une vraie nuit. M’a fait un bien fou. Ce matin le ciel est rose, la mer est plate.

11 heures – Venons de retarder nos montres d’une heure. C’est la première fois que je remonte ma montre d’une heure comme ça, sans trop savoir. D’habitude, il y a une « autorité » pour nous le rappeler : une annonce à la télé pour le changement été-hiver, ou lorsque l’on descend de l’avion, l’horloge qui scintille au-dessus du bureau des douanes pour nous rappeler le décalage-horaire officiel. Ici au milieu de l’océan, rien. Juste une approximation : si nous reculons d’une heure tous les quinze degrés de longitude environ, nous ne devrions pas être trop décalés en arrivant aux Antilles. C’est comme si dans l’avion, au lieu de remonter sa montre à l’arrivée, on réglait les aiguilles à chaque heure qui passe… Pour nous ici, se mettre à la bonne heure prendra deux semaines.

19h45 – Venons de tomber le code. De nuit, sous la lumière du feu de hune. La manœuvre s’est bien passée, mais mal au dos. Crevée. Alors que nous finissons de ranger la voile dans son sac, Christophe me dit que la nuit est belle. Au-dessus de nos têtes, les strates d’étoiles de la voie lactée s’étirent à l’infini. Je n’avais pas vu. La fatigue, l’effort, m’en rendaient incapable. Je retourne à l’intérieur du bateau la gorge serrée. Avec le manque de sommeil, on ne voit plus rien. Je traverse l’Atlantique, mais je n’y suis pas.

 

17 décembre 2021 – Transat, jour 6

8h40 – Bien dormi. Le capitaine a pris sur lui d’assurer tous les quarts de la nuit pour que je me repose – il fait un tour d’horizon toutes les vingt minutes et somnole entre temps, avec les alarmes allumées en permanence. De mon côté, j’ai dormi dix heures d’affilée.

14 heures – Deux bonnes nuits complètes, et le moral est de retour. Bonne journée, malgré le temps gris et malgré, ce matin, la bonne idée qu’a eue le capitaine de méchamment se couper le doigt en découpant du jambon. En fait, à bord d’un bateau, les accidents les plus fréquents sont des brûlures, des écorchures. Rien à voir avec un doigt coincé dans le winch, ou le pied dans la chaîne. Banals accidents domestiques qui pourraient tout aussi bien se produire à la maison. Une maison qui bougerait en permanence, avec à-coups. Il faut redoubler d’attention.

20 heures – Petite bruine fine, en ce début de nuit. Le ciel ne s’est pas découvert de la journée. La lune presque pleine, sur notre arrière, vient de disparaitre derrière un rideau gris. Avons plus vécu à l’intérieur du bateau, aujourd’hui. Peut-être à cause de la grisaille ? Peut-être parce que nous sommes tous deux bien amarinés, à présent ? Qu’on prend le rythme ? M’en vais commencer mon premier quart. Je lis Premier de cordée, de Frison-Roche. La haute montagne, aux antipodes de l’océan au milieu duquel je me trouve. Quoique… L’aventure.

Cette nuit et demain, le vent va forcir à nouveau. Passage de 15-20 à 25-30 nœuds. Avec la houle qui va bien. Serrer les fesses, serrer les dents. Ça va le faire. Demain, c’est curry de daurade.

 

 

18 décembre 2021 – Transat, jour 7

14 heures –Venons de pécher le plus gros poisson que j’aie jamais vu de ma vie ! Une daurade coryphène d’un mètre vingt. On n’a pas réussi à la peser, trop de houle, ça bougeait trop. J’en ai tiré neuf portions pour deux. Plutôt costaudes, les portions.

20h10 – Ce soir, cette nuit, on y voit comme en plein jour. La pleine lune auréolée de bleu joue à apparaître et disparaitre derrière la mince couche de nuages. La surface de la mer luit comme un métal. Ce soir encore, Frison-Roche et ses gars de la montagne, Fernand, Boule, Pierre et Zian, m’accompagneront sur l’océan. À l’avant, le génois de Jade est blême de lune.

 

19 décembre 2021 – Transat, jour 8

11h30 – Aujourd’hui, dimanche tranquille. Aurions pu monter le code au petit matin, mais c’est tellement toute une histoire, la mise en place de cette voile… On est dimanche. Droit à la flemme. Nous restons donc sous génois, à cinq nœuds. Avons lu, cuisiné. Moins fatiguée, je crois. Sieste d’au moins deux heures dans l’après-midi, et ça va. Aurais-je fini par trouver mon rythme ?

18 heures – Venons de fêter le passage des 1000 milles dans un coucher de soleil vermeille. 1000 MILLES!!!

19h20 – Ce soir, la lune est ronde et blanche comme une ampoule. Aucune lumière parasite. Une nuit dans l’espace. Christophe me conseille d’aller chercher les jumelles : on lui voit des taches grises, à la lune, les cratères qui sont à sa surface. Les rides de son visage. Cosmonautes des mers.

21h25 – Viens de vivre mon premier grain. Il fallait que ça arrive de nuit, pendant mon quart. Ai d’abord entendu, depuis mon poste de veille à l’intérieur du bateau, la musique du vent changer, dehors. En quelques secondes, l’anémomètre est monté de 17 à 28 nœuds de vent. Le pilote a décroché dans la foulée. Je reprends la barre, réveille Christophe, on réduit immédiatement la voilure. Des trombes d’eau s’abattent sur le bateau. Première fois depuis notre départ du Cap-Vert. Au bout de dix minutes, c’est fini.

22h10 – Toujours, dehors, le bruit du vent. Il se maintient à 25 nœuds, on avance à six. Je sens Jade nerveuse. J’ai les yeux rivés sur les écrans de la table à carte, les oreilles attentives à tout son qui dériverait de l’ordinaire. À l’avant, un rayon de lune transperce d’épais nuages noirs et vient ricocher sur le pont, les bastingages. Jade, vaisseau fantôme. Pas rassuré, le moussaillon.

23 heures – Une houle courte et désordonnée s’est levée. Le pilote travaille à fond. Christophe, qui  vient de prendre son quart, me demande d’allumer le groupe électrogène pour alimenter le « troisième équipier » en électricité. Je pars me coucher. Bienvenue dans la lessiveuse.

 

20 décembre 2021 – Transat, jour 9

2h10 – Je prends mon second quart. Quelle nuit pourrie ! On enchaîne grain sur grain, le vent fait les montagnes russes entre 20 et 30 nœuds, la pluie vient s’en mêler… Le bateau est balloté dans tous les sens. Vigilance extrême de rigueur, sans possibilité de lire ou écouter quoi que ce soit pour faire un peu passer le temps. Risque d’endormissement accru, donc. Et quand on va enfin se coucher… on ne dort pas.

4h15 – Il y a une heure, avons essuyé un nouveau grain. Vent jusqu’à 32 nœuds. Suis sortie me mettre à la barre sous la pluie, anticipant un possible lâchage du pilote – mais non, il a tenu. Nous avions déjà bien réduit la voilure. À présent que le grain est derrière nous, on se traine… Pour la toute première fois, je prends l’initiative seule, de nuit, de relâcher un peu de génois. Ça ne paraît pas grand-chose, et pourtant… Pour la première fois, j’ai analysé la situation, me suis fait suffisamment confiance pour prendre une décision, et seule, pendant que le capitaine dormait, je l’ai mise en œuvre. Quelques centimètres carrés de toile, et une telle impression de responsabilité ! Je veille, et j’agis. Ma petite révolution.

16h20 – On était en train d’essayer de siester sans y parvenir. Dehors, les embruns nous tombaient dessus, et dedans, la chaleur. On était en train de sombrer dans la torpeur et la mauvaise humeur d’une journée pluvieuse et houleuse, où l’on ne peut rien faire. D’un coup, le capitaine s’est levé et a dit : « faisons quelque chose de fun ». Il a passé un harnais autour de sa taille, saisi le seau, le savon, et s’est douché à l’eau de mer sur la jupe arrière du bateau. Rinçage à l’eau douce. Séchage à l’air libre. À sa suite, je me suis lancée. Douche-nature. L’eau n’était pas froide, un peu fraîche, juste ce qu’il fallait. Eh bien après ça, on me croira ou pas, la houle paraît beaucoup moins forte.

 

 

21 décembre 2021 – Transat, jour 10

2h35 – Sur la carte, le point rouge de Jade avance inexorablement vers l’arc antillais. Je me souviens de la dernière (et unique) fois où j’y suis allée: c’était en Guadeloupe, j’avais 15 ans. Je me souviens des larmes que j’ai retenues lorsque l’avion a décollé pour nous ramener, ma famille et moi, sur Paris… Pour une raison qui m’échappe, j’étais convaincue que je ne reviendrais jamais. Que je n’irais jamais plus « aussi loin ». Comme un paradis à peine entrevu, puis perdu. Pourquoi un tel défaitisme ? Aucune idée. Mais l’adolescente que j’étais serait aujourd’hui ravie.

20 heures – Pour la première fois depuis notre départ de La Rochelle, je sors prendre mon quart de nuit dans le cockpit en T-shirt. Ça sent le sable chaud. Cette nuit encore, le vent souffle entre 25 et 30 nœuds, et devrait se maintenir à ce niveau. Rester vigilant.

J’ai laissé tomber, depuis le début de cette traversée, les « nuits musicales » – ces nuits où j’occupe mon quart avec un casque sur les oreilles. Trop important de pouvoir tendre l’oreille vers les bruits du bateau, du vent, des vagues. Sans cela, il y a deux nuits, jamais je n’aurais pu anticiper le grain qui nous arrivait dessus, réveiller Christophe à temps pour réduire la voilure. Je fais maintenant des « nuits-lecture » – puisque l’absence de mal de mer, à présent, me le permet. Peut-être à cause de ces romans qui me permettent de lutter efficacement contre le sommeil, peut-être parce que j’assure de plus en plus souvent mes quarts à l’intérieur du bateau, je regarde moins le ciel.  Mais il me faut tenir la longueur. On trouve les stratégies qu’on peut.

D’avoir écrit cela à l’instant, je sors jeter un œil là-haut, dehors. Les étoiles sont belles. Ce soir, enfin, je les vois : mon état de fatigue et mon état de stress, moindres, me permettent enfin la distraction suffisante. Ce soir comme jamais, la voie lactée trace son « chemin clouté » de lumières. J’emprunte l’image à Frison-Roche. Pourtant elle est loin, la montagne.

21h20 – Un lever de lune impossible à décrire.

4 Comments

  1. Bravo, le petite mousse est devenu marin.
    Bravo aussi au pêcheur, moi, je garde encore le record de quelques centimètres.
    Merci pour ces récits toujours très attendus.
    Persévérance

  2. Il faut un grain…..de folie pour faire cette transat. Comme d’habitude , par tes mots, Estelle, tu nous fais vivre de l’intérieur vos aventures. Ces grains sont une véritable épreuve pour les marins. Je comprends votre fatigue et votre lassitude. On ressent bien aussi ta ‘fierté’, la prise de conscience de tes responsabilités, quand tu as pris cette decision seule pendant le quart. Et bravo au capitaine fun pour cette douche à l’eau de mer.

  3. Toujours un plaisir de te (vous) lire. Mille merci , car chaque instant est décrit précisément, et ça, c’est un réel plaisir de vous suivre.
    A très vite pour la suite, bises à vous deux .

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