Journal de Transat (1/3): le départ le plus rock’n’roll de la terre

On y est. Le saut dans le grand bain. 17 jours de mer. 17 jours à se redécouvrir un peu soi-même, sa capacité d’adaptation, sa résilience. 17 jours de mise à l’épreuve, en tant que soi et en tant qu’équipe.

– Épisode 1: on démarre en beauté en se bloquant dans les bouées de la marina de Mindelo, et on découvre que la gestion du sommeil en navigation, ça vient pas tout seul… Bienvenue en Atlantique!

 

12 décembre 2021 – Jour du départ

8 heures, marina de Mindelo – Ce matin, pour la première fois, le capitaine a voulu un départ « cool » : pas d’horaire précis, on partira quand on sera prêts. « Sur deux semaines de mer, ce ne sont pas deux heures qui vont changer grand-chose ». Je cite. C’est qu’hier soir, aussi , nos amis du voilier Apposto nous ont fait la surprise d’un dîner improvisé à leur bord: thon du marché avec une sauce à l’orange flambée au Cognac. Eux aussi partent ce matin. Bizarrement, pas à l’aube non plus.

12h15 – Quel départ ! Un vrai faux départ dans les règles de l’art. On se disait bien, aussi, que l’emplacement que les marineros de Mindelo avaient assigné à Jade n’était pas adapté à sa taille, à son poids… On fait une belle marche arrière bien droite et bim, les quilles s’emmêlent dans les bouts qui retiennent les bouées d’amarrage dans le chenal. On s’en dépatouille comme on peut, puis c’est l’amarre du voilier voisin qui vient se coincer dans notre propulseur arrière. Trois marineros accourent, dont deux chacun sur un zodiac pour nous pousser. La bataille, d’un quart d’heure, nous semble durer une heure. Il a fallu couper l’amarre pour s’en sortir.

On s’arrête au mouillage un peu plus loin et là, bam, c’est la chaîne de l’ancre qui se bloque. Rien de grave : elle s’est simplement emmêlée dans le puits de chaîne la dernière fois que nous l’avons remontée. Démêlage à la force des biceps. Christophe plonge vérifier l’état de notre propulseur (et goûte pour la première et dernière fois la température des eaux du Cap-Vert) : le propulseur n’a rien. Nous pouvons repartir. Une heure passe, à peine, et c’est le loquet de la soute arrière qui nous reste dans les mains. La loi de Murphy, c’est bien ça qu’on dit ?

Beaucoup de tension, donc, pour ce départ. Entre le capitaine et son mousse, le ton est nécessairement monté… et redescendu dès que nous avons fait route plein Ouest, vers le large. Alors que j’écris, nous doublons l’île de Santo Antao, que nous n’aurons pas visitée. Un effet venturi nous souffle un vent de trente nœuds, puis ce sera pétole, déventés par l’île. Nous attendons la fin de se passage délicat pour déjeuner. La petite daurade que Neptune a fait tomber dans nos filets il y a trente minutes pour se faire pardonner ce départ un peu rock’n’roll attendra au moins ce soir.

Ça y est. C’est parti. Je ne réalise absolument pas. Tout à l’heure, lorsque Christophe m’a prise dans ses bras, avec la tension du départ et l’enjeu de cette traversée, mes yeux se sont embués. Elle est dans nos têtes depuis si longtemps, cette transat.

 

13 décembre 2021 – Transat, jour 2

9 heures – Restés tellement peu de temps à Mindelo, et dans une marina qui bougeait tellement, que nous ne nous sommes pas vraiment désamarinés de notre dernière traversée. Le corps retrouve ses repères assez vite. Pas malades. Vent entre 25 et 30 nœuds toute la nuit, houle de trois mètres. Soit les mêmes conditions que pendant nos deux jours les plus chauds entre les Canaries et le Cap-Vert. Ce matin, petit coup de blues du moussaillon : quinze jours comme ça, sans pouvoir cuisiner, dormir, vivre… ce sera long.

14h15 – La houle descend peut-être un peu. Ou c’est une vision de mon esprit qui l’espère tellement fort… Pas pu cuisiner, encore, ce midi : la petite daurade continue d’attendre sagement son heure dans le tiroir du bas du frigo. J’arrive à lire, à écrire. Sauvée.

18h20 – Nos amis du voilier Apposto viennent de nous informer par satellite qu’ils avaient arraché leur bôme ! « Réparation de fortune, on continue ». Comment cela a-t-il pu se produire ? On ne peut s’empêcher de les imaginer dans cette galère, à nager dans leurs doutes, alors que nous sommes juste à nous demander si nous allons pouvoir manger chaud ce soir. Courage, les amis. Si besoin, on n’est pas loin.

 

 

14 décembre 2021 – Transat, jour 3

Minuit et demie – Je dors dans la couchette arrière. D’un coup, suis réveillée par un ramdam pas possible sur le pont. Je m’extirpe de mon abri, titube vers la porte, et là, suis frappée par la vision du capitaine tenant une grosse daurade coryphène au bout d’un bout! Le tout à la lumière irréelle d’une lampe frontale. Elle fait bien trois ou quatre kilos. Je chausse les bottes – dehors, ça bouge. Christophe met bien 45 minutes à dépecer la bête, je mets le même temps à la nettoyer, la couper et la ranger en sachets. Cinq sacs que j’estime représenter chacun une grosse portion pour deux personnes. Direction le congelo. Deux heures du matin – On se regarde, on est épuisés. Un beau travail d’équipe !

Trois heures – Je prends mon quart dans une nuit un peu moins agitée que tout à l’heure – car bien sûr, cette daurade nous a surpris dans des creux de trois mètres, sinon c’est pas drôle. La lune s’est levée, ronde aux deux-tiers. Devant Jade, elle est son guide. Un guide espiègle qui joue à cache-cache entre le mât et le génois. Pendant notre dernière traversée, nous n’avions pas de lune. Ça change tout. On y voit comme en plein jour. Et puis, elle est une présence. À laquelle, dans nos vies de terriens, on ne porte aucune attention. Seul pendant son quart, parfois, on lui parle.

Dix heures – Une petite routine bienvenue est en train de se mettre en place : s’échanger les positions GPS une fois par jour avec les bateaux-copains. Et deux-trois nouvelles du bord. Apposto (Fabienne, Pascal et leur ami Christian), partis en même temps que nous, ainsi que Macajou (Laetitia, Arnaud et leurs enfants) et Liberty 2 (Karine et Didier) partis la veille, jouent le jeu. Notre petite-famille-de-la-mer. Ça réchauffe.

20h40 – Premier quart. Sorti mon ordinateur sur la table du cockpit pour tenter d’écrire. Instantanément, une grosse vague passe par-dessus-bord. Pas une bonne idée, ma p’tite.

 

15 décembre 2021 – Transat, jour 4

4h40 – Pour la première fois depuis notre départ de la Rochelle, je rentre à l’intérieur du bateau pour finir mon quart. Trop froid. Un froid de fatigue. De ceux qui sont au-dedans et ne se combattent pas si facilement.

5 heures – C’est dur, quand même. Le sommeil. Je réalise qu’il me faut compter le nombre d’heures dormies sur 24 heures si je veux espérer tenir le coup sur cette traversée. Je sais qu’il me faut mes huit heures : deux fois trois heures la nuit, et deux heures à récupérer à un moment dans la journée. J’ai dû accumuler un peu de retard, pour me sentir si fatiguée… Il faut que mon corps apprenne à tenir la longueur, que je me force à faire des siestes. Le souci n’est pas trouver le moment pour le faire : j’a tout mon temps. Il est plus d’aller se coucher en plein jour, sans nécessairement ressentir de fatigue à ce moment-là, en laissant Christophe seul à la veille. Tant pis, il faudra vivre un peu décalés. Mon corps me réclame de dormir.

10h40 – Venons de monter le code. Une heure d’installation toujours physique, toujours stressante. Mais payante : on avance bien, à plus de six nœuds.

13 heures – Attention, pensée du jour: j’irai au bout de ce projet, j’irai en Antarctique en bateau avec Christophe. Mais je ne ferai pas du bateau toute ma vie. Fatigue permanente, qui-vive constant… Trop dur. Lorsqu’on lutte pour garder les paupières ouvertes pendant ses quarts, la beauté des nuits en mer, on ne la voit plus. Trop fatiguée pour être poète. Dès lors, où est l’intérêt ?

19h45 – Faire du pain m’a sauvé ma journée. Mon premier pain maison date du premier confinement, en mars 2020. Je réalise que depuis cette date, chaque pain que j’ai fait était un entrainement pour aujourd’hui : mon premier pain en mer. Le pain c’est la chaleur, le foyer, le cocon. Quand son odeur emplit le carré, on est chez soi. La houle est loin. En plus, il est bon.

20 heures – Premier quart. Déjà exténuée. Il faut que je dorme plus. Je ne sais pas comment m’y prendre, mais il va falloir trouver. Il reste treize jours de mer.

 

10 Comments

  1. En attendant la suite?… Félicitations pour cette traversée??? (chaque année, vous n’êtes pas si nombreux à la faire) et tous nos meilleurs vœux.

  2. Madame, Christophe vous réalisez mon rêve et grâce à vous, je rêve !!! Hâte de lire la suite.
    Bon vent moussaillon et capitaine !!!

  3. Bravo,
    Très belle aventure ????
    Continuez à nous faire voyager avec vous.
    Amitiés.
    Gilles.

  4. Bravo à vous 3 (j’inclus Jade 🙂 ) Quel plaisir de vous lire et de vous voir, une fois de plus vous m’avez fait voyager, à très vite de vous lire et puisque c’est l’époque, recevez mes vœux de bonne continuation de votre projet, génial!

  5. Nous nous sommes aussi faits avoir par les revues nautiques qui nous expliquent que la Transat c’est un long tapis roulant ondulé qui vous transporte gentillement de l’autre côté ?⛵

  6. Hello les aventuriers !
    Génial Estelle ton reportage on a déjà hâte pour la suite !
    Plein de bises
    Les Ivoiriens

  7. Pas « plus », mais différemment que d’habitude, un vrai r.é.g.a.l , et à tous les plans…..
    Procrastination oblige, la suite un de ces jours par mail habituel.
    Labizavoudeu
    Edith et Roger

  8. Un immense bravo à vous , que c’est bon de vous lire et de partager votre aventure!
    Tous nos voeux (de tout ce que vous pouvez souhaiter!!!) pour cette nouvelle année!
    Ne changez rien!

    Gros bisous!!

  9. Bravo à vous pour votre belle traversée… plein de bonnes choses pour cette nouvelle année 2022 qui s annonce pleine de belles nouvelles aventures maritimes sur Jade. Encore merci pour votre partage big bises maritimes JF

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