Chez Ivin: une porte d’entrée sur le monde Kuna

Il est indien Kuna et à 44 ans, après une carrière de chef cuistot autour du globe, il a décidé de retourner chez lui : une île des San Blas, au Panama. La terre de ses ancêtres. Il a embarqué toute sa communauté dans son projet. Prenez une eau de coco et détendez-vous : Ivin vous explique.

 

 

Les San Blas, c’est simple : on ouvre une carte et instantanément, on ne sait plus où donner de la tête.  365 petits points jaunes sur fond bleu s’égrènent le long de 375 kilomètres de côte panaméenne, depuis la frontière avec la Colombie. 365 îles dont 48 habitées par les indiens Kuna, peuple autonome de 45 000 âmes – et le reste que se partagent mangroves, iguanes et cocotiers. Beaucoup de cayes aussi, qui affleurent à peine des eaux turquoises de l’archipel. Pour des voileux, le terrain de jeu rêvé.

Dès que nous évoquons notre désir de nous rendre là-bas pour les fêtes, nos amis Marie-Christine et François, qui s’y sont arrêtés une semaine avec leur voilier Domino en venant de Carthagène des Indes, s‘inquiètent : « vous avez bien le guide d’Eric Bauhaus ? – eh bien, c’est-à-dire que… Les cartes électroniques traditionnelles sont toutes fausses, sur les San Blas. Il vous le faut absolument ». Deux minutes plus tard, le fameux guide est entre nos mains. Ils nous le prêtent le temps de notre séjour. Alors que je feuillette les premières pages, Marie-Christine surprend mon regard un peu perdu. « Tu vois là, page 279, où on a mis une vignette ? Ce sont les Holandes Cays, le groupe d’îles le plus éloigné de la côte. François te confirmera l’île exacte, mais il y a un gars exceptionnel là-bas. Un Kuna. Il a un super projet, il vous expliquera. En plus… il parle un peu français ». Nous savons où nous passerons Noël.

 

 

Le bon plan

 

Le Kuna en question s’appelle Ivin. Il parle français, anglais, espagnol, le dialecte kuna, et un peu portugais. Il a un sourire qui lui monte jusqu’au-dessus des oreilles. Et il vend des pains coco.

Nous sommes ancrés depuis la veille juste au Sud de l’île de Banedup lorsque nous entendons parler de lui pour la seconde fois. Nous venons de poser notre annexe sur la plage. Nos voisins de mouillage allemands, Heike et Wolfgang, font quelques pas sur le sable chaud. Amoureux des îles San Blas, cela fait 14 ans qu’ils y passent leurs mois d’hiver. Ils connaissent tous les bon plans. L’un d’entre eux se balance au bout de la main de Heike sous la forme d’un sac en toile. « Si vous vous dépêchez, il vous restera peut-être quelques petits pains ! Ivin en fait tous les jours. Vous suivez le sentier bordé de coquillages et lorsque vous atteignez l’autre côté de l’île, vous y êtes ».

Le sentier en question, délimité par des coquilles de lambis de toutes tailles, zigzague dans une bananeraie clairsemée. Là tout au bout, une mer de plein de bleus différents scintille sous le soleil déjà haut. Le sol est desséché. Deux papayers, trois courges et quelques mètres carrés de canne à sucre viennent compléter le tableau un peu triste de ce jardin d’Eden qui a soif.

 

 

Devant la cuisine aux murs de bambous et toit de chaume, nous tombons sur une jeune femme blonde. Elle rappe des noix de coco. À sa gauche, deux noix vides. Derrière elle, un baquet plein d’une cinquantaine de petites sœurs. Elle grimace : « Ivin m’a donné du boulot… ». Rebecca est allemande, elle aussi. Elle passe une semaine ici pour filer un coup de main. Sur la plage devant elle, deux hommes travaillent, pliés en deux. Que sont-ils en train de faire ? « Houla… je ne sais pas trop. Il vaut mieux que vous alliez leur demander. Je sais juste qu’Ivin attend 50 personnes à dîner ici pour le jour de l’An. Je n’ai pas bien compris comment il comptait s’y prendre… ».

Nous nous approchons des deux hommes. Le premier s’appelle Demi, et c’est le frère d’Ivin. Le second c’est Deme, un ami qui vient de la même île qu’eux, Isla Tigre, près du continent. « Ce qu’on fait ? Bin… on construit les tables ! ». Huit tables en bois à fabriquer en moins d’une semaine, ainsi qu’un paravent en palmes pour protéger les convives de la brise du large, le soir venu. « Pour la lumière, on a deux spots qui chargent au soleil, et un tas d’ampoules. Ivin accorde beaucoup d’importance à la décoration. Ce sera très joli ». À quelques mètres Mirta, la grande sœur d’Ivin, surveille le poisson qui fume dans la « cuisine traditionnelle ».

 

Un chef Kuna aux Marquises

 

Ivin sort enfin la tête de sa cabane, sa « cuisine moderne » comme il l’appelle, en tenant une plaque de cuisson à bout de bras. « Vous voulez de la foccacia ? Elle sort du four ». Nous lui expliquons que l’on nous a fait la promotion de ses pains coco. Nous n’avons pas d’argent sur nous, nous venons en commander pour demain. Ivin bascule de l’espagnol au français. « Ok, je vous en fais une douzaine. Mais goûtez d’abord. Je fais aussi de la tarte aux pommes, de la baguette, de la crème brûlée… Ça dépend de ce que me livre le bateau de ravitaillement ». Tout ça… dans cette cuisine minuscule? Et pour le menu du jour de l’An, qu’a-t-il prévu ? « On verra bien. Je crée. C’est la première fois que nous recevons autant de monde : l’année dernière, ça n’était que 15 personnes. Des gens de bateau, comme vous, qui se donnent rendez-vous ici, à mon restaurant ». Le projet d’Ivin, c’est de construire un long ponton et d’installer les tables tout au bout, au-dessus de l’eau. Puis d’ajouter trois ou quatre pontons secondaires qui mèneraient à des cabanes sur pilotis, pour les lunes de miel. « Comme ce que j’ai vu à Bora-Bora ».

 

 

Ivin a voyagé. Il nous explique qu’il a été cuistot pendant huit ans à bord du Latitud, un yacht de 54 mètres appartenant à un riche brésilien, qui l’utilisait pour faire du charter. Il a navigué dans toute la Caraïbe. Il est allé jusqu’en Polynésie, où il a appris notre langue. « Au départ, je voulais être prof d’anglais. Après le lycée, je suis allé à Panama City pour étudier. Mais j’avais d’abord besoin de me faire de l’argent pour payer les factures… Ce n’est pas facile de survivre dans une grande ville comme celle-ci. Alors j’ai commencé à faire le ménage dans les cuisines des grands hôtels… ».

Un jour, le chef cuistot d’un de ces hôtels lui demande de l’aider à peler les oignons. Puis de mélanger la sauce sur le feu, et puis tiens, tu peux aussi l’assaisonner avec ci et ça.  Jusqu’à ce que le maestro finisse par lui demander de poser son balai. « Je suis resté dix ans assistant auprès d’un chef français, Fabien, qui m’a appris la cuisine de votre pays. C’est lui qui m’a dit de laisser tomber l’idée d’aller à l’université. Que j’avais du talent. Pas besoin de diplômes. Qu’il suffisait que je me fasse confiance ». Ivin gravit les échelons un par un jusqu’à que le capitaine d’un yacht de luxe le repère. Après huit ans d’expérience sur la mer (et sans plus de diplômes qu’au démarrage de sa carrière), il devient manager d’une équipe de 60 personnes dans un grand hôtel de Colon. « Parfois, on préparait 3 000 couverts pour une réception. Aux fourneaux, je suis plutôt rapide. La logistique d’une cuisine, je connais ». Et d’un large mouvement de la main, il balaie le paysage vide et bleu devant lui.

 

 

Adoubé par la communauté

 

Ivin s’est donné cinq ans pour faire aboutir son projet de petit hôtel-restaurant sur la plage Nord de Banedup : « j’ai beaucoup travaillé pour les autres. À présent, je travaille pour moi ». « Moi », dans la culture kuna, est un collectif. Cela fait déjà trois ans qu’il a embarqué frères et sœurs (ils sont six en tout) dans son projet – mais le grand frère précise bien que « le cerveau du plan, c’est Ivin ». Ensemble ils ont défriché, planté, installé la petite cuisine, organisé un approvisionnement régulier. Trois années pendant lesquelles 50 000 dollars ont été investis, avec l’aide financière d’un cousin entrepreneur dans les fruits de mer à Panama City.

Pour pouvoir continuer les travaux, Ivin attend, plutôt confiant, la prochaine réunion du Congrès Général Kuna, dans trois mois : « c’est l’organe politique de la communauté Kuna, il se réunit deux fois par an sur l’île de Porvenir. Là, les représentants de toutes les îles débattent des questions importantes : la pêche, le prix de la noix de coco, le développement touristique des îles, la vente des molas… Certains voient d’un mauvais œil que je développe mon business ici. Mais je les ai convaincus en leur disant que j’allais faire venir des touristes sur les îles proches du continent, pour voir les fêtes de juillet-août. Je veux faire découvrir notre culture ».

 

Le bâtiment du Congreso General Kuna, sur l'île de Porvenir (oui, le drapeau kuna utilise une symbolique un peu spéciale... nous n'en avons pas l'explication).
Le bâtiment du Congreso General Kuna, sur l’île de Porvenir (oui, le drapeau kuna utilise une symbolique un peu spéciale… nous n’en avons pas l’explication).

 

Chez les Kunas, qui habitent majoritairement les îles proches du continent, chaque famille possède une ou plusieurs parcelles de terre sur une île plus lointaine – raison pour laquelle nous devons savoir, en tant que touristes, que le moindre îlot des San Blas sur lequel nous posons le pied appartient à quelqu’un. La famille d’Ivin possède plusieurs parcelles de l’île où nous nous trouvons, dans la partie la plus à l’Est des Holandes Cays.

Demi, le grand frère, nous explique : « ce sont les anciens qui ont conquis ces terres, los abuelos. Du temps des conquistadores, ils se sont alliés avec les pirates de la zone pour jeter les espagnols dehors. En partant, les pirates ont laissé les terres aux locaux, qui ont travaillé très dur pour les entretenir. Puis les parcelles ont été transmises de génération en génération, jusqu’à aujourd’hui ». Imperceptiblement, Demi bombe le torse. Il est fier d’appartenir au premier peuple autochtone d’Amérique latine à avoir obtenu l’indépendance.

 

« Les touristes ont remplacé les pirates »

 

Ce soir, nous avons rendez-vous. Ivin nous a proposé de venir dîner avec une famille de quatre canadiens qui ont réservé leur repas pour ce soir : 20 dollars pour un menu entrée-plat-dessert, eau de coco comprise – et l’on ramène sa bouteille de vin si on le souhaite. Lorsque nous arrivons sur place, le bord de plage compte cinq tables qui n’existaient pas hier. Ivin a disposé des planches sous un toit de chaume, qui accueilleront les plats du grand buffet du jour de l’An. Demi et Deme se sont lancés dans l’aménagement d’un petit chemin de sable blanc bordé de mini-palmiers pour guider les futures convives jusqu’à la cabane des toilettes. Ce ne sont plus 50 invités qui sont attendus, mais 80.

 

 

Nous nous installons à l’abri de la petite bicoque en bord de mer. Demi a quitté hache et marteau pour un tablier. Ce soir, il est serveur. Au menu : apéritif de caviar d’aubergines et sa farandole de tranches de pain frais, croquettes de poissons fumé et pommes de terre en entrée, puis langouste accompagnée de son riz coco, d’une petite ratatouille et d’un morceau de poisson au curry (la langouste n’est pas très grande), enfin pommes cuites à la sauce passion-ananas. À chaque plat, nous ouvrons des yeux un peu plus ronds – que nous refermons aussitôt pour savourer. Le bateau-ravitailleur est passé nous voir nous aussi, tout à l’heure, à bord de Jade. Avec ce qu’il apportait, jamais je n’aurais imaginé que l’on pouvait créer tout cela.

Le soleil se couche avec la dernière cuillerée de dessert. Timing parfait. Demi apporte son panneau solaire. Nous le remercions et lui demandons de transmettre nos félicitations au chef. Le grand frère hoche la tête, sourit, s’approche de nous, et à voix basse : « vous voyez, aujourd’hui, ce sont les touristes qui transportent l’argent. Ils ont remplacé les pirates. C’est en s’alliant à eux que nous, les Kunas, pouvons maintenir notre autonomie vis-à-vis du Panama. Grâce à vous, nous survivons ».

 

L'île de Banedup, vue de l'Ouest (saurez-vous retrouver Jade au mouillage?).
L’île de Banedup, vue de l’Ouest (saurez-vous retrouver Jade au mouillage?).

 

 

8 Comments

  1. Très bonne année a vous deux et merci de nous faire rêver, nous qui sommes confrontés à la grisaille parisienne et au pessimisme ambiant. Cet archipel des San Blas semble paradisiaque pour commencer 2023. Idéal pour attendre le passage du canal .

    Avec toutes mes amitiés.

    Thierry e Vanssay

  2. oh! que c’est agréable à lire!
    bravo! magnifique « découverte »
    et merci à ceux qui vous ont guidés vers Ivin
    à vous lire de nouveau!

  3. Ça donne faim…de langoustes, de mer et de coucher de soleil. Bien envie de rencontrer Ivin !! Merci pour le témoignage.

  4. Les Kunas ont ils gardés un peu d’authenticité en rapport avec ce monde tourbillonnant ?
    Belles bouffées de liberté en vous suivant, Merci 😀

  5. Merci Luc!
    De l’authenticité oui, dans le sens où les Kunas vivent encore assez isolés sur leurs îles. Ils essaient néanmoins de tirer parti du tourisme nautique qui se développe:vente d’essence et gasoil, ravitaillement en produits frais sur les îles les plus isolées… Dans ce décor paradisiaque, ils vivent tout de même dans un dénuement qui fait peine à voir.
    Plus d’infos à ce sujet dans un prochain article. 😉

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