Baptême des 40 nœuds au cap Saint-Vincent

Dans le sud du Portugal, le vent monte dans l’après-midi et retombe dans la nuit. C’est du moins le schéma que nous avions en tête en quittant Sines, ce 21 juillet à 14h, pour passer la pointe sud-ouest du continent européen…

 

22 juillet, minuit et demie. Un murmure à mon oreille : « on va virer de bord, Petit Bouchon… ». Depuis dix minutes environ, les winchs grinçent. Fort. Dans mon demi-sommeil, le capitaine a recentré la bôme en préparation de la manœuvre. Je repousse le plaid, détache la toile antiroulis, m’extirpe de derrière la table du carré. Je chausse les chaussures-bateau, revêts le ciré, enfile bonnet et mitaines. Christophe a posé mon gilet de sauvetage en évidence sur la banquette. Le message est clair.

Dans le cockpit, tout est changé. Il y a une heure, lorsque je me suis couchée, nous avancions à 4 nœuds sous un vent faiblard qui suffisait à peine à propulser les 20 tonnes de Jade. Une lune presque pleine éclairait la mer sur bâbord. Là, tout est noir. Un coup d’œil à l’anémomètre m’apprend que nous nous apprêtons à virer de bord dans 25 nœuds de vent. Nous avons déjà deux ris dans la grand-voile. Christophe m’explique ce qu’il a en tête : on enroule les trois-quarts du génois pour que la voile puisse passer de l’autre côté de l’étai de trinquette, il se charge de modifier le cap sur le pilote automatique, on gère le déroulage ensemble, il affinera les réglages juste après. « Prête ? ». « Prête ».

 

 

Cela fait un peu plus de dix heures que nous avons quitté la marina de Sines, quelque 60 milles plus au nord. Départ en douceur, un peu plus de 15 nœuds de vent. Nous avons rangé le code avant de partir, en prévision du vent qui est censé monter dans l’après-midi. Objectif:  bien avancer tant qu’il fait encore jour puis négocier tranquillement le passage du cap Saint-Vincent à la tombée de la nuit, lorsque le vent faiblira. À  la sortie de Sines, à la fois charmant village de pêcheurs et premier port industriel du Portugal, six porte-containers sont au mouillage. Nous les contournons puis prenons notre cap au 190, direction le sud.

18 heures, le vent tombe un peu. La houle se calme. Dans les prémices du coucher du soleil, sur tribord, une vingtaine d’oiseaux quitte en un seul mouvement la surface de l’eau devenue plate. Le cœur et l’estomac se détendent. C’est tout le corps qui respire mieux. L’esprit peut à nouveau admirer le paysage.

19 heures, le vent est complètement tombé. La houle, par contre, a fait son retour. Comme nous n’avons pas vraiment le cœur à dîner, Christophe décide d’aller réveiller son saxophone. Il joue pendant 20 minutes, et tout ce temps, j’hésite : photo ou pas photo ? La lumière est superbe, le capitaine-musicien aussi. Mais mon estomac n’est pas tout à fait d’accord… Un clic sur le déclencheur et je me précipite par-dessus le bastingage pour me délester du dîner que je n’ai pourtant pas pris. Une heure plus tard, le ventre et la tête tout aussi embrouillés, je rentre prendre ma place sur la couchette de quart. Le capitaine m’y relaiera deux heures plus tard et ainsi de suite, jusqu’au dénouement de cette nuit de quarts que j’imagine, à tort, comme les autres.

 

 

Une heure du matin. Retour dans le cockpit. Depuis que Christophe m’a réveillée pour virer de bord, le vent monte. Il est maintenant bien établi à 35 nœuds. La mer n’est pas en reste : une houle courte de deux à trois mètres, que nous prenons de trois-quarts arrière, fait gentiment rouler notre Jade du popotin. Nous sommes pile au large du cap Saint-Vincent.

Et soudain: BIP! BIP! BIP! BIP!.. Le pilote automatique. Il a décroché. Sans prévenir, Jade part sur bâbord. Demi-tour complet en deux secondes. Christophe se précipite sur l’écoute du génois: « on choque tout ! ». Je ne comprends pas ce qui se passe, je ne réfléchis pas, j’obéis. Nous réenroulons le génois le plus vite possible. Dans la précipitation, je laisse filer l’écoute trop vite et le génois s’enroule mal. Il faut s’y prendre à deux fois.

Ça y est, le génois est rangé. Je lève la tête. Le phare blanc du cap Saint-Vincent n’est plus du bon côté. Le bateau tangue dans tous les sens et nous n’avançons plus. Il faut pourtant reprendre notre route. Nous tentons de virer de bord sous grand-voile seule. « Vitesse ? », demande le capitaine. « Un nœud…», je dis. Nous n’allons pas assez vite pour pouvoir tourner. « On va le faire au moteur ». Christophe court à l’intérieur tourner la clé du démarreur, prend la barre, met les gaz. Enfin, nous tournons… J’apprendrai plus tard que ce que nous avons vécu s’appelle « partir au lof ».

 

 

Une jambe par terre et l’autre pratiquement sur le bastingage, calme, le capitaine barre. De mon côté, je reste les yeux rivés sur l’anémomètre. Il indique des chiffres nouveaux pour moi : 39, 40, 41 nœuds… Je prends des embruns plein la figure mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas quitter l’écran des yeux. Les chiffres défilent, les pensées s’enchainent : et si le vent ne retombait pas – ne retombait jamais ? Et si passer le cap Saint-Vincent nous prenait des heures, des jours, toujours, comme ces bateaux du XVIIIème siècle qui ne passèrent jamais le Cap Horn et durent faire demi-tour ou sombrer ? Et si les orques, qui ont la fâcheuse tendance d’attaquer les safrans des voiliers du coin ces derniers temps, faisaient leur apparition là-maintenant-tout-de-suite, un aileron dans la lumière de la lune ? Car oui, la lune est revenue. Lorsque je tourne la tête vers l’ombre du capitaine, je vois l’ampoule géante briller juste au-dessus de son épaule. Notre ange gardien est revenu.

Les embruns finissent pas prendre le dessus. Je me résous à quitter l’anémomètre des yeux – il reste de toute façon bloqué au-dessus de 35 nœuds – pour m’assoir un peu plus à l’abri sous la capote du cockpit. Et là, le froid fait son œuvre. Le froid qui engourdit, qui endort et qui peut, aussi, faire légèrement divaguer… Je pense au mouillage de Portimao, tranquille, ensoleillé, qui nous attend dans quelques heures. Je pense au cap Saint-Vincent que nous irons voir de jour, la tête dans le soleil, les pieds dans les pâquerettes. Je pense que la mer n’est vraiment pas faite pour les Hommes, que le mal de mer est toujours là pour nous le rappeler, et que Homo Sapiens n’est pas non plus fait pour vivre la nuit, qui fut de tous temps le moment de tous les dangers… La mer et la nuit : deux étrangetés pour l’être humain. Mais alors… qu’est-ce qu’on fait là ?

« C’est bon, tu peux aller te coucher ». Depuis combien de temps suis-je en train de m’endormir à moitié? Christophe a remis le pilote, qui tient. A bâbord, c’est maintenant  la lumière rouge de la pointe de Sagres que nous dépassons. « Mais… je ne vais quand même pas te laisser tout seul… ? ». « Estelle. Va te coucher ».

 

Sept heures du matin. Qu’est-ce que ça peut faire du bien, des nouilles chinoises instantanées au petit-déj…! Elle sont chimiques à souhait. Nous sommes ancrés devant Portimao, juste derrière la digue. L’eau est plate, le vent n’est plus. Une lumière dorée caresse doucement la coque de la trentaine de bateaux que nous avons pour voisins.

Mais alors… Nous ne sommes pas seuls au monde ? Dans le noir? Le froid? La mer? Le vent ? Et cette nuit, cette nuit au large de ce cap Saint-Vincent dont le nom ne me disait rien il y a encore 24 heures, cette nuit où je l’avoue, le temps que nous retrouvions le contrôle du bateau, j’ai eu peur… Cette nuit, l’ai-je rêvée?

14 Comments

  1. Et bien petit bouchon quelle Aventure …je te laisse les nouilles chinoises et reprends lecture du dernier mail … bonjour à vous deux Portimao et l Algarve loin du masque et du Delta . Nous vous embrassons Claire et Philippe

  2. Salut les amis , ça se complique un peu on dirait …
    Bon courage Estelle, ça ne doit pas être si facile d’avoir l ‘estomac dans les talons .
    Super récit , on attend la suite avec impatience. Samah et Regis

  3. Petit Bouchon!
    Que du bonheur ces 40 Nœuds.
    Ah départ au Lof, voici mot.
    Que du bonheur, alors.
    Je vous embrasse tous les deux.

  4. Une écriture tjrs parfaite ! On ne veut juste ne pas y être !!!?

    En plus, j’apprend que Christophe fait du saxo ! Il me surprendra toujours.

    Bon vent !

  5. Bravo à vous 2 pour votre baptême des 40 nœuds…. plus « rassurant » sur le Jade que sur beaucoup d’ autres voiliers ..l essentiel était de passer, vous y êtes parvenus….votre route vers le pôle continue, c’est l’essentiel. Merci pour ton récit Estelle, sympa la pause saxo Christophe…bons vents (moins puissants j espère) à vous 2
    JF

  6. Whaou quel courage Estelle, tu as toute mon admiration moi qui ne suit pas capable d’aller plus loin que l’île de re sans être malade et avoir la trouille au moins petit clapot ? c’est super car aujourd’hui quel bonheur de vous voir tous les deux devant de très belles photos !!!! Vivement la suite de tes récits, ici on surfe pour éviter le Covid qui est partout autour de nous
    On vous embrasse tous les deux

  7. Superbe récit, comme d’habitude, et que d’aventures, pour vous et pour ton estomac ? Bon courage et continuez à nous faire rêver

  8. Bonjour Capitaine et P’tit bouchon, quel récit… et merci pour toutes les explications techniques (j’ai cliqué sur toutes les définitions !). Reposez vous bien et profitez du calme de cette nouvelle étape. Je vous embrasse

  9. Estelle tu es une vraie guerrière, et ton baptême du feu pour un départ au lof ne fait que renforcer ton courage et ta détermination !
    Quel récit sympa on en redemande
    Bises à tous les deux

  10. Beau récit, belle aventure, bravo ???.
    Profitez bien, et continuez de nous faire rêver.
    Amitiés.
    Paul.

  11. Quel récit prenant et haletant ! Il conforte non opinion sur l’aventure et les voyages en bateaux ⛵ quels qu’ils soient et particulièrement  » les coquilles de noix » ; Ce n’est pas la tasse de thé ou ma tasse de mouilles chi…miques. Je me regale à vous lire, avec l’estomac limite réactif… sur le plancher des vaches. Est ce le prix à payer pour une telle aventure ? Certainement, nul doute que les bons et beaux moments prennent tout leurs sens après ça.

  12. De vrais aventuriers ?? Mais quel récit !!! et que d’aventures belles et …effrayantes ??? Vous êtes très courageux?? et un grand Respect à vous deux. Effectivement la mer et la nuit peuvent être merveilleuses et aussi … déstabilisantes . Bravo ? en espérant que le vent sera plus clément pour la suite … Hâte de continuer à vous lire … et merci de partager ces récits ??la bise à vous deux ?

  13. Quelle aventure! Heureusement qu’avec Jade et ton Capitaine, tu es en sécurité ☺️
    Escale bien méritée
    Merci pour ton superbe récit

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